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Une analyse lucide d’Act Up, le livre d'un anthropologue

 



Une analyse lucide d’Act Up

Retour sur le livre passionnant de Christophe Broqua

Sous le titre "Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida", Christophe Broqua a livré récemment un livre passionnant qui revient sur la polémique Act Up vs Dustan/Remes aux éditions Presse de Science Po.

Interview par http://www.thewarning.info/

Interview par thewarning.info, un site que je vous recommande vivement pour ses discours novateurs sur la prévention du sida.

L’exemple le plus flagrant concerne l’émission télévisée Tout le monde en parle (ce qui pourrait d’ailleurs appeler certains commentaires sur la logique de cette émission mais ce n’est pas le propos). En février 2003, Thierry Ardisson invite Erik Rémès pour présenter son ouvrage Serial fucker.En février 2003, Thierry Ardisson invite Erik Rémès pour présenter son ouvrage Serial fucker. Ce dernier réussit à convaincre les autres invités présents qu’il s’agit de littérature et non d’un récit à prendre au premier degré ou au pied de la lettre. En réaction, Act Up zappe l’émission en avril, à la suite de quoi la présidente de l’association est invitée pour expliquer les raisons du zap. Elle lit un extrait de Serial fucker dans lequel le narrateur raconte avoir contaminé volontairement un membre d’Act Up dans une backroom, et demande à Thierry Ardisson ce qu’il en pense. Ce dernier lui répond qu’il a déjà expliqué considérer qu’il faut être un « détraqué » pour faire ce genre de chose, terme qu’il répète ensuite à plusieurs reprises pour qualifier les « barebackers », sans que la présidente d’Act Up ne s’en émeuve ni ne conteste.

Un an plus tard, en juin 2004, Didier Lestrade est invité dans la même émission pour présenter son ouvrage The end, en même temps qu’Erik Rémès qui vient de sortir Sexe guide. Ce dernier, interpellé une nouvelle fois au sujet de Serial fucker, a beau essayer de faire admettre à nouveau qu’il écrit des romans qui correspondent aussi à une forme de prévention radicale, il ne parvient pas véritablement à se faire entendre, tandis que les arguments de Didier Lestrade semblent convaincre davantage. Présent parmi les invités, le producteur Gérard Louvin prend la parole à son tour pour dire à Erik Rémès tout le mal qu’il pense de lui et conclut son intervention en disant : « Vous êtes un bel enculé ! » ; c’est-à-dire qu’au moment où il veut insulter l’écrivain pour son attitude jugée meurtrière, il utilise une injure qui se rapporte à l’homosexualité...

Dans ces deux exemples, les interventions de membres d’Act Up génèrent des propos injurieux et déplacés. Le premier exemple en particulier laisse apparaître un certain paradoxe. En partant du constat qu’Act Up s’est donnée pour mission de faire entendre la voix des personnes touchées par le VIH et a construit son identité autour du personnage central de l’homosexuel séropositif, d’une part, et que le bareback est un comportement qui est apparu chez les homosexuels séropositifs selon des logiques et dans un contexte particulier, d’autre part, on aurait pu s’attendre à ce que cette association soit la mieux placée pour comprendre et expliquer cela face aux accusations ou aux injures. ... la présidente de l’association laisse le présentateur dire que les barebackers sont des « détraqués » Or c’est l’inverse qui se produit, puisque la présidente de l’association laisse le présentateur dire que les barebackers sont des « détraqués », propos grave et injuste qui, me semble-t-il, imposait un rectificatif.

Il faut comprendre que les premières positions d’Act Up contre le bareback, ou plus particulièrement contre les écrivains Guillaume Dustan et Erik Rémès, ont été prises en juin 1999, c’est-à-dire trois mois avant l’élection d’Emmanuelle Cosse. Comme je le montre dans mon livre, l’adoption de ces positions s’effectue au terme d’un long rapport de force, et n’est rendue possible que par le changement de position de Philippe Mangeot, alors président, en faveur de la condamnation du bareback pour laquelle militait ardemment Didier Lestrade. En se présentant à la présidence, Emmanuelle Cosse faisait le « choix » d’assumer la position récemment adoptée par l’association. Le fait que ces orientations aient été ensuite maintenues peut paraître paradoxal ou contradictoire, à plus forte raison si l’on sait qu’Emmanuelle Cosse a été l’une des rares voix à s’élever contre ceux qui défendaient le principe d’une campagne contre les écrivains en juin 1999, mais il me semble cependant que cela peut s’expliquer.

Par ailleurs, Guillaume Dustan et Erik Rémès, en réaction aux attaques dont ils ont été l’objet, ont progressivement radicalisé leur discours, qui est devenu de plus en plus provocateur et agressif à l’égard d’Act Up. Au point que certains militants semblaient vivre ces attaques comme des agressions spontanées, sans tenir compte du fait qu’elles étaient la conséquence des accusations initiales portées par l’association. Cela n’a pu que renforcer la détermination d’Act Up à les combattre et la conviction de ceux qui étaient initialement les plus hostiles à cette condamnation du bareback.

La dernière partie de ton livre est particulièrement critique vis-à-vis de l’association et notamment son implication dans les polémiques autour de la sexualité des séropositifs. En observant ce qui s’écrit ou se fait en terme de prévention à l’étranger, par exemple, juste à côté de nous, en Grande Bretagne, on a l’impression d’un grand retard en France dans la compréhension des phénomènes à l’oeuvre (sexualité des séropos, prises de risques, évolution du monde homo...). Est-ce que ces violentes polémiques entre Act Up et les écrivains Dustan et Rémès, relayées par la presse, sont la cause de ce retard ou est-ce plutôt le signe d’un blocage plus profond dans le dispositif français de lutte contre le sida et même dans la société française ?

Je me souviens par exemple que quand Act Up a débattu en 1999 des comportements non protégés chez les gays pour finalement adopter la position qu’on lui connaît sur le bareback et les écrivains, j’avais été étonné de constater à quel point les discussions témoignaient d’une méconnaissance - ou faisaient simplement abstraction - des savoirs disponibles sur les enjeux de la sexualité non protégée chez les gays séropositifs, qui avaient pourtant circulé à l’intérieur même de l’association (sans parler de la connaissance par l’expérience dont devrait disposer en la matière une association comme Act Up) : dans la commission Prévention qui existait au milieu des années 90, certains militants s’intéressaient à la question de la sexualité des séropositifs, aux problèmes spécifiques de la séronégativité chez les gays, à ceux rencontrés par les couples sérodifférents, etc. Ce qui explique que beaucoup d’anciens militants ont été choqués par ces positions, et qui nous ramène à l’enjeu de la transmission sociale des expériences et des savoirs.

Quant à savoir si la cause du retard français est la polémique entre Act Up et les écrivains ou un blocage plus général, je pense que ce n’est pas l’un ou l’autre, mais les deux à la fois. Si en France, la réflexion et l’action avaient été plus développées sur ces questions, la controverse autour du bareback n’aurait pas pu prendre comme elle a pris, car ces positions témoignaient en effet d’une réelle méconnaissance des questions traitées, et dans un contexte de connaissances ou d’actions plus avancées, elles auraient été automatiquement délégitimées. Lorsque le terrain du débat public sur la prévention chez les gays a été occupé par Act Up, à la fois en raison du retard français et de l’effet d’autorité de l’association, pour ces deux mêmes raisons la problématique a été longtemps monopolisée et l’action en partie paralysée Cependant, il faut aussi tenir compte de l’effet d’autorité qu’exerce Act Up, et c’est vrai que le fait d’avoir réussi à imposer ce débat si fortement polarisé tient en grande partie à ça. Ensuite, lorsque le terrain du débat public sur la prévention chez les gays a été occupé par Act Up, à la fois en raison du retard français et de l’effet d’autorité de l’association, pour ces deux mêmes raisons la problématique a été longtemps monopolisée et l’action en partie paralysée.

 

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