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Le safer-sex ou la «bonne sexualité» Bulletin d'histoire politique

 



rubrique bareback Bulletin d'histoire politique Publié par l'Association québécoise d'histoire politique Accueil > Le Bulletin > Numéros précédents > Bulletin d’histoire politique, volume 18, numéro 2 > Le safer-sex ou la «bonne sexualité» comme enjeu politique structurant le champ de l’homosexualité: l’exemple français Le safer-sex ou la «bonne sexualité» comme enjeu politique structurant le champ de l’homosexualité: l’exemple français Pierre-Olivier de Busscher[1] Cabinet de Busscher et associés
L’objet de notre article est de comprendre la dynamique et les spécificités de la constitution de l’espace social homosexuel en France au cours des trente dernières années en essayant d’identifier les différents enjeux politiques et sociologiques menant aux positionnements des différents acteurs, quelque soit la nature de ceux-ci (mouvements sociaux, scène commerciale, associations de sociabilité, presse…). Pour ne prendre qu’un exemple bien connu de ce type de démarche, les différents travaux sur le premier mouvement homosexuel allemand à la fin du XIXe siècle ont bien montré comment celui-ci était fondamentalement structuré par la question du genre entre tenants de la théorie de troisième sexe (Hirschfeld) et ceux récusant celle-ci au profit d’une homosexualité virile prenant racine dans une vision romantique et héroïque de la pédérastie grecque antique (Steakley, 1997).
De même l’homosexualité masculine contemporaine est structurée par des positionnements, des proximités ou des antagonismes autour de différents enjeux, certains très anciens, d’autres plus récents qui permettent de mieux comprendre la construction des modes de vies, les débats intellectuels ou la production artistique et a fortiori la production de l’agenda politique.
Parmi ces différents enjeux l’un a été particulièrement sensible depuis les années 1980 vis-à-vis de l’homosexualité masculine, à savoir quelle doit être la «bonne sexualité» des gays. Cette question n’est pas particulièrement nouvelle: elle était déjà sous-jacente dans les luttes entre le mouvement homophile intégrationniste et le mouvement homosexuel révolutionnaire durant les années 1970 lorsque ceux-ci s’opposent sur la question de la «respectabilité» des homosexuels. Elle n’est pas non plus l’apanage de l’homosexualité masculine et la question de la pénétration et de l’utilisation de «sex toys» reste un objet d’opposition important parmi les différentes actrices du mouvement lesbien. Mais l’apparition de l’épidémie de sida va tout à la fois mettre en exergue cette question au sein de la population gay et par la même faire subir des transformations sensibles dans la manière de l’envisager. Bien évidemment ce processus ne peux être compris de manière autonome et il convient de l’envisager au sein d’un environnement global qui a été celui de la gestion de la crise du sida dans l’ensemble des communautés homosexuelles des démocraties occidentales.
Premières alertes
Dès l’automne 1981, la presse communautaire gay française relaye les premières informations vis-à-vis du mystérieux syndrome identifié en juin 1981. Cependant les principaux médias restent fort circonspects face à un événement tout à la fois lointain, concernant encore une poignée d’individus et dont la cause n’est pas identifiée. Un contexte de méfiance, si ce n’est la défiance, du militantisme homosexuel envers le champ médical et la nouvelle donne politique voyant pour la première fois depuis les années 1950 la victoire des parties de gauche, tout concours à faire de ces informations un non-événement, certains y voyant même l’émergence d’une nouvelle forme de propagande homophobe sur le registre sanitaire (Pinell et al., 2004).
Si, de par l’identité des personnes touchées, l’hypothèse d’une transmission par voie sexuelle est bien évidemment prise en compte de manière très sérieuse, la découverte de cas n’ayant aucun rapport avec l’homosexualité rendait la situation beaucoup plus confuse vis-à-vis des connaissances médicales et a fortiori vis-à-vis de leur diffusion à un public profane. Seule, durant cette période, la question d’une étiologie liée à la prise de poppers, objet qui par excellence faisait le pont entre les représentations de la sexualité et celles des drogues, a été l’objet d’interrogations récurrentes mais sans grandes répercutions auprès des premiers acteurs se mobilisant contre l’épidémie. Cette absence d’interrogation réelle sur la sexualité face à l’apparition de la maladie a enfin, en France, bénéficié du contexte laïque, ne permettant guère de prises à des discours portant sur un «châtiment divin» comme les États-Unis ont pu les connaître. Enfin le contexte épidémiologique permettait de relativiser de manière importante la question: à une époque où le test de dépistage n’existait pas encore et où donc la figure du «séropositif non-malade» ne pouvait émerger, le nombre de cas de sida ne dépasse les 400 qu’en 1984.
Le préservatif comme norme absolue et infranchissable
Les années 1984-1987 vont modifier sensiblement cet état de fait. Plusieurs raisons concourent à cela:
En premier lieu l’état des connaissances scientifiques: la découverte du rétro-virus, l’identification de ces modes de transmission, la validation de l’efficacité du préservatif vis-à-vis de la voie sexuelle bouleversent radicalement le contexte. D’un problème avant tout médical et «charitable» où il n’était guère question que de mécanismes biologiques et d’un accompagnement des malades et des mourants, on passe à un enjeu politique et social.
Conséquence directe de cette nouvelle donne, l’apparition du test de dépistage élargie de manière exponentielle le nombre d’individus potentiellement concernés en particulier dans la communauté gay: à quelques centaines de malades et leurs proches se substituent des milliers de gays se découvrant séropositifs ainsi que leur entourage. Tout d’un coup c’est l’ensemble de la communauté qui est touché ou concerné.
Ceci influe directement sur les premières organisations mises en place dans la lutte contre la maladie. Alors que Vaincre le sida (VLS), la première association française de lutte contre le sida née en 1983 assurait avant tout une fonction de soutien aux personnes atteintes, alors que AIDES née en 1984 centrait son projet politique sur la question du malade et de son statut, la prévention s’invite tout d’un coup à l’agenda de ces structures. Dès lors la question «que doit être la bonne sexualité des gays?» aurait pu devenir un enjeu primordial.
Cependant c’est bien plus la construction d’un consensus qui se produit que la production de positionnements différents voir opposés. Plusieurs raisons vont concourir à cet état de fait. En premier lieu la faible diversité des acteurs engagés dans cette mobilisation. En première ligne l’association AIDES qui est devenu en peu de temps la structure majeure du monde associatif. Pourtant si le projet initial de son fondateur Daniel Defert exprime une volonté explicite de s’interroger sur «l’hédonisme» des gays (Hirsch, 1991), le développement ultérieur de l’association centré sur la place du malade — devenant par là même une association généraliste (c’est à dire non spécifiquement gay) de lutte contre le sida — rendait complexe dans le champ de la prévention de porter un discours particulier auprès de ceux-ci alors même que l’éthique de l’association réfutait la notion de «populations à risques». Le pôle socioculturel des associations gay et lesbiennes restaient quant-à-lui trop éloigné de ces préoccupations (loisirs, sports….) pour s’investir au delà d’un principe de solidarité. Le pôle des militants politiques issus des années 1970 enfin, très réduit depuis les victoires législatives obtenues auprès de la majorité socialiste, se contente, pour sa part, soit de s’investir dans des projets d’intérêts généraux auprès des malades[2], soit concentre ses efforts dans le magazine Gai pied hebdo, principal organe de presse gay jusqu’en 1992, relayant la prévention produite par AIDES tout en assurant un contrôle contre tout risque de dérapage homophobe. L’État, quant à lui, n’intervenant qu’à partir de 1987 en population générale et en 1989 vis-à-vis de messages ciblés auprès des gays, c’est finalement un consensus qui s’établit se résumant à une assertion très simple: la bonne sexualité est l’utilisation en tout lieu et pour chacun du préservatif pour chaque pénétration anale, quelques soient les pratiques spécifiques, le statut sérologique, l’activité sexuelle et le nombre de partenaires. Corollaire immédiat d’un point de vue administratif, la levée de l’interdiction de la publicité pourtant sur les préservatifs en vigueur depuis les années 1920.
Une idéologie du safer-sex
L’année 1989 marque pourtant un tournant important, qui sans remettre en cause le consensus précédemment établi produit des transformations sensibles qui portent en germes les évolutions à venir. Nous l’avons vu, cette année est marquée par les premières campagnes de prévention ciblées auprès des gays, utilisant les relais communautaires (presse, lieux commerciaux…). Ceci est renforcé par la naissance d’Act Up-Paris qui, sans remettre en cause la teneur des messages, dénonce de manière radicale les retards et l’inertie des agents de santé publique à développer une politique préventive spécifique. Dans le même temps, les premiers travaux de sciences sociales portant sur les homosexuels face au sida — et de manière plus particulière l’enquête «presse gai» initié par Michaël Pollak et Marie-Ange Schiltz en 1985 — laissent à voir des styles de vie, des comportements, des pratiques sexuelles et de prévention très diversifiés. Dès lors, si le message «préservatif et gel pour tous» reste l’axiome incontournable de la «bonne sexualité», peu à peu le message de prévention se complexifie en prenant en compte une multitude de cas de figure renvoyant tout autant aux styles de vie qu’aux pratiques sexuelles.
Pour ce faire, un acteur a priori mineur va tenir un rôle décisif: l’association Santé et plaisir gai (SPG). Née d’une scission douce[3] de AIDES en 1987 sur une critique portant tout à la fois sur la place de la prévention et sur celle des gays dans l’association généraliste, SPG se propose dans un premier temps d’importer en France le dispositif des jack-off parties[4] existantes en Amérique du Nord (Busscher, 1996). Bien évidemment, peu de personnes sont concernées par ces soirées et, de même, en aucun cas il n’est songé qu’elles puissent se substituer à une sexualité orale ou anale. Mais elles sont l’occasion au sein du groupe de dépasser la simple question de la pénétration et de mettre en valeur des pratiques de sensualité, de jeux corporels, d’échanges érotiques qui par définition ne sont pas vecteur de contamination. En ce sens elles permettent de compléter le message de prévention «préservatif et gel» et propose une érotique gay plus vaste renvoyant la sexualité à une globalité rendant compte de la diversité des populations.
Or dès 1989, c’est précisément cette association qui va être amené à devenir le principal interlocuteur de l’État pour la communication vis-à-vis des gays. D’où une production qui va être marqué fortement par les représentations de la sexualité de cette association construisant par la même une idéologie du safer sex dépassant la simple injonction au préservatif (Busscher, 1995).
Deux éléments importants structurent cette idéologie: L’unité de la population gay est illusoire, en réalité elle se subdivise en différents segments qui se différencient tant par leur style de vie que par leurs pratiques sexuelles. Bien évidemment, cet axiome renvoie à une simple observation de sens commun, mais sa conséquence est immédiate en termes de prévention, puisque le discours se doit d’être adapté à chaque particularité pour pouvoir être efficient. La bonne sexualité énoncée comme «utilisation systématique du préservatif et du gel à base d’eau pour chaque pénétration anale avec qui que ce soi» s’en trouve profondément complexifiée et par la même bouleversée.
Assez paradoxalement le fait de vouloir dépasser les simples questions de pénétrations et de fellations pour une approche globale de la sexualité mène à une forme d’éclatement du concept de «relation sexuelle»: la sexualité est alors pensée comme différentes pratiques mettant en relations différents organes et différents fluides corporels et où chaque pratique est susceptible d’une mesure sur une échelle des risques de transmission et de réponses préventives adéquates. En un sens la relative ambiguïté du discours sur la fellation — laissant libre les individus de la pratiquer sans préservatif sous condition d’absence d’éjaculation tout en rappellent qu’un risque nul n’est possible qu’avec un préservatif — se généralise pour toute une série de pratiques et dès lors la «bonne sexualité» devient un objet qui se construit à l’échelle de l’individu dans son contexte sociologique, psychologique, affectif et sexuel. Alors que la première phase avait été marquée par une injonction collective forte, ce second temps introduit une forme de relativisme généralisé. Premières fissures
C’est dans ce contexte qu’en 1994 apparaissentt pour la première fois des messages préventifs contournant le dogme du tout préservatif. En effet, la déclinaison des pratiques sexuelles et des styles de vie amène à poser la question des couples gais pour envisager l’arrêt du préservatif entre les partenaires stables sous condition de deux tests négatifs réitérés après un délai de trois mois. Cette évolution est connue dans nombreux pays et différents travaux ont évalué à cette époque son efficience. Cependant sans l’aborder comme telle, elle introduisait par là même une question qui va devenir progressivement de plus en plus sensible: celle de la séro-concordance.
Dans le même temps l’ensemble du discours préventif s’élabore autour d’un point aveugle: la personne séropositive. Non que celle-ci en soit globalement absente, mais le consensus général, tant du monde associatif que des pouvoirs publics, pour promouvoir une politique anti-discriminatoire rend complexe l’évocation de pratiques à risques, d’autant plus que différents cercles conservateurs se proposent de légiférer sur des situations d’absence de protection alors que la séropositivité est connue[5]. Dès lors la prévention se situe avant tout du coté des personnes séronégatives (ou supposées l’être) et il s’agit de se protéger du virus. Seule exception modeste à cette règle, quelques rares messages à destination des couples sérodifférents sont produits, où il est bien question pour l’un de se protéger et pour l’autre de protéger son partenaire, le tout le plus souvent doublé d’un message de solidarité entre les deux protagonistes. La question de relations entre partenaires tout deux séropositifs est, elle, complètement occultée alors même que les interrogations sur la surcontamination[6] se posaient déjà, mais sans jamais dépasser des cercles relativement initiés d’un point de vue des connaissances biologiques.
Dès lors, les conditions d’un éclatement du consensus préventif étaient en place, l’apparition des nouvelles thérapeutiques précipitant un phénomène de re-construction de discours différenciés puis opposés et de positionnement des différents acteurs vis-à-vis de ceux-ci.
En un sens nous avions pu décrire comment la «bonne sexualité» était passée du statut d’une «injonction collective» vers un «cas par cas» construit autour des spécificités de l’individu. Paradoxalement, ce même «cas par cas» va replacer cette question dans la sphère du discours public et du collectif, mais cette fois ci il ne sera plus question de consensus.
Bareback C’est dans ce cadre que va progressivement se redessiner les contours du débat modifiant ainsi l’équilibre entre les acteurs. Pourtant cette redéfinition ne vas pas être déterminée par les différents protagonistes présents précédemment mais par un nouvel acteur. C’est en 1996 qu’est publié le premier roman d’un jeune auteur séropositif écrit sous la forme d’une «d’autofiction» laissant une large place à une description quasi-clinique de la vie sexuelle du narrateur. Si Dans ma chambre de Guillaume Dustan (Dustan, 1996) reçoit un accueil discret et obtient un succès d’estime, la description faite de rapports sexuels volontairement non protégés ne fait pas l’objet d’une attention réellement conflictuelle dans un premier temps et certains acteurs pourront même considérer le texte comme un témoignage sincère sur une réalité occultée. Ce n’est que progressivement avec la sortie de ses ouvrages suivants, puis l’entrée en scène d’un second auteur séropositif (Erik Rémes) exploitant le même filon de l’autofiction sexuelle que peu à peu des réactions d’hostilité puis de dénonciation vont se faire jour, plus particulièrement au sein d’Act Up-Paris, réaction qui culmineront lors de la Gay Pride parisienne de 1999 lorsque l’association activiste couvre les murs du Marais d’affiches portant comme slogan «baiser sans capote, ça vous fait jouir?». Il convient d’analyser ces quatre années qui voient la redéfinition des débats, mettant au centre des dynamiques en œuvre une notion directement importé des États-Unis: le «bareback».
La première dimension déterminante est le contexte politique et médical qui préside à cette nouvelle prise de parole. L’apparition des tri-thérapies en 1996 a modifié considérablement le champ d’intervention tant dans sa composition que dans ses modalités. Une partie de l’attention des pouvoirs publics et des associations de lutte contre le sida s’est reportée sur la dimension thérapeutique: l’arrivée de traitements efficaces mais complexes dans leur prescription et lourds vis-à-vis de leur prise crée les conditions de recomposition des priorités pour les différents acteurs, en particulier autour de la question de l’observance. L’absence d’accessibilité à ces traitements dans les pays de sud, de même, favorise un développement important pour l’investissement militant dans l’aide Nord/Sud. Ceci induit par ailleurs l’ouverture d’un «nouveau front» tant dans la prise en charge que vis-à-vis de la prévention autour des personnes migrantes issues des pays à forte endémie. Enfin, pour de nombreuses personnes engagées, et en particulier des personnes séropositives, l’appropriation d’une forme d’espoir biologique a probablement induit un désinvestissement militant que l’on commence à mesurer à cette époque tant à AIDES qu’Act Up-Paris[7].
De même, dans les structures communautaires homosexuelles stricto sensu, la victoire de la coalition de gauche aux élections législatives de juin 1997 bouscule l’ordre des priorités et la question de la reconnaissance du statut du couple homosexuel sur lequel le Parti socialiste s’était engagé devient l’objet central de mobilisation des énergies.
Ainsi, quand Guillaume Dustan prend la parole dans ses romans, il apporte certes un éclairage neuf en témoignant du choix de personnes ayant décidé d’abandonner la prévention, quitte à n’avoir plus de rapports sexuels qu’avec d’autres séropositifs, il le fait aussi dans un contexte d’affaiblissement global du champ de la prévention, affaiblissement qui se traduit le plus souvent par une mise en routine des actions préalablement réalisées.
À cela seul Act Up-Paris va vraiment réagir. Christophe Broqua a montré dans une analyse très détaillée pourquoi c’est au sein d’Act Up-Paris que les conditions de possibilité d’une réaction vive et d’une dénonciation des ouvrages de Dustan et Rèmes étaient réunis (Broqua, 2005). En grande partie, c’est parce qu’Act Up-Paris, quoique «généraliste», se structure beaucoup plus que toutes les autres associations de lutte contre le sida autour de la question homosexuelle[8] qu’elle ne peut se permettre de ne pas reprendre la main (et donc le leadership du discours) sur la question de la prévention en milieu gay. À l’inverse, les autres grandes structures voient une partie de leurs priorités bouleversées par les nouveaux enjeux (observance thérapeutique, populations migrantes, etc…) précisément alors qu’elles subissent des mutations internes importantes (baisse des effectifs, changement de présidence à AIDES dans le contexte de perte financière conséquente du secteur formation, restructuration à Sida Info Service[9]…).
La réaffirmation vive des axiomes de base de la prévention par Act Up, ceci dans une tonalité virulente propre à l’association, produit alors une radicalisation des positionnements au cours des années 1999 et 2000 où les auteurs séropositifs vont progressivement passer du témoignage à la revendication du sexe sans capote. Dès lors, le débat sur la bonne sexualité se polarise entre les tenants d’une sexualité protégée en tant que «sexualité responsable»[10] et la revendication au droit à une sexualité non protégée qui, dans le cadre d’une avant garde littéraire, reprend peu à peu la vieille image de l’homosexualité comme subversive. En creux cette figure de l’homosexuel séropositif «libéré» de la prévention et à la sexualité foisonnante s’oppose tout autant à la représentation médiatique du couple PACSé[11], présenté de manière fortement «hétérosexuée». Cependant cette opposition est rarement explicite, sauf encore à Act Up-Paris, quand ses membres expliquent que l’exemplarité dans la lutte contre le virus a été le ressort central de l’égalité des droits. Ceci tient à la position du milieu associatif gai et lesbien «non-sida» qui est marginalisé dans le nouveau contexte de la lutte contre la maladie, mais aussi à une position complexe d’Act Up Paris, association à l’image «radicale» qui se trouve de facto accusée de puritanisme hygiénique par ceux qui se reconnaissent dans les écrits de Dustan et Rémes. Ces deux derniers d’ailleurs s’auto-décerneront le label queer pour mieux souligner en quoi ils considèrent représenter l’homosexualité subversive alors même qu’Act Up Paris avaient joué ce rôle durant toute la première moitié des années 1990.
La réduction des risques sexuels.
Au cours des années 2000, le débat évolue de nouveau en complexifiant cette opposition. Différentes raisons expliquent que celui-ci ne pouvait rester figé dans la dualité responsabilité/liberté individuelle. En premier lieu il existait une inadéquation criante entre le débat politique et la réalité comportementale chez les gays. En effet alors que le premier se structure de manière caricaturale sur un «tout préservatif»[12] versus «revendication d’une sexualité non protégée», les différentes études menées à cette époque montrent un relâchement réel mais limité des pratiques préventives. Elles ne permettent pas, non plus, d’identifier un abandon systématique du préservatif (Busscher et Broqua, 2001). La situation est bien plus proche de celle précédemment observée: il existe des situations où la prévention n’est pas systématique, mais l’usage du préservatif pour la pénétration anale reste une norme fortement présente. La moindre publicité autour de la maladie, la médiatisation de sa «chronicité», une moindre visibilité de la mort et du handicap liée à l’efficacité des traitements peuvent expliquer le relâchement observé. Pour les séropositifs, les pratiques à risques sont certes plus nombreuses, mais ceci s’explique avant tout par la connaissance réciproque de la séroconcordance des deux partenaires.
Cette inadéquation du débat politique permet dès lors à d’autres acteurs d’intervenir pour proposer un discours différent. Deux alternatives s’ouvrent, proches dans leur philosophie, plus conflictuelles (voire très conflictuelles) dans leur mise en œuvre.
La première sera l’œuvre de AIDES que rejoindra dans un second temps un collectif de dissidents d’Act Up-Paris[13]: Warning. L’association AIDES, au début des années 2000, fait face à une série de contraintes vis-à-vis de la population gay. D’une part, même si elle peut afficher un bilan d’activité en adéquation avec son statut d’association nationale généraliste de lutte contre le sida, elle est très vite accusée tant par des membres d’Act Up-Paris que par le magazine Têtu[14], au mieux de ne pas avoir pris en compte la nouvelle donne préventive chez les gays, au pire d’abandon «criminel» de la population gay. D’autre part, grâce à ses actions de terrain, elle est à même de mesurer les limites du discours «tout préventif», en particulier chez les personnes atteintes qu’elle rencontre et qui ont pu faire le choix de l’abandon du préservatif en situation de séroconcordance. Dans le même temps, il est bien évidemment impossible pour elle de cautionner un discours semblable à ceux des auteurs séropositifs. Dans ce contexte, AIDES va choisir d’introduire en France des campagnes issues des pays anglo-saxons (et plus particulièrement celles de l’association anglaise Terrence Higgins Trust ) centrées sur un principe de «réduction des risques». Tout en rappelant que seul le préservatif et l’utilisation de gel lubrifiant permettent d’éviter la transmission, cette campagne admet que toute une série de situations rendent le risque plus ou moins important: une charge virale indétectable chez une personne séropositive, le fait d’être uniquement actif, l’utilisation a minima du gel sans préservatif, la limitation du nombre de partenaires sont alors tout autant de notions mises en exergue pour réduire l’éventualité d’une contamination. Warning suivra cette démarche, tout en insistant de façon appuyée sur les notions de séroconcordance et de sérodifférence.
La seconde sera le fait du SNEG[15] — qui trouve par ailleurs là une occasion de dépasser son rôle premier de diffusion du matériel de prévention dans les établissements — et dans une moindre mesure du dispositif d’écoute Sida info service. L’un comme l’autre vont, en effet, essayer de trouver une voie médiane tout en réfutant strictement l’approche de AIDES dont ils soulignent les effets pervers potentiels, «autorisant» des personnes restées fidèles à la prévention à choisir des alternatives qui ne font que réduire mais n’écartent pas le risque de transmission. L’option la plus originale sera le travail du SNEG qui, en lien avec un psychosociologue, propose une prévention basée sur une pédagogie de l’anticipation dans le processus de la drague. Sida info service quant-à-elle, jouant de sa spécificité de service d’aide personnalisé téléphonique, suivra la voie déjà empruntée au milieu des années 1990 d’une approche contextuelle individuelle.
Cependant au delà des oppositions fortes, voire violentes, entre ces deux alternatives, nous revenons au schéma qui présidait avant la «crise» du bareback d’un relativisme individuel sur la question de la «bonne sexualité», ceci étant renforcé par le dogme du «non-jugement» partagé par l’immense majorité des acteurs. Cependant, à l’inverse de la situation de 1994-1995 le champ des débats s’est restreint. En effet, la dimension technique, en termes épidémio-biologique, de la réduction des risques, qui a déterminé grandement le positionnement des acteurs, éloigne encore plus les institutions gay et lesbiennes «non-sida» dont le rôle dans ce débat devient presque nul. La seule tentative de dépassement de cette tentation sanitaire est le fait d’un «cavalier solitaire», Didier Lestrade, président fondateur d’Act Up-Paris ayant quitté son association avec fracas en 2004, qui dans ses deux derniers ouvrages, The End et Cheik, mène une réflexion qui va au delà du biologique en proposant un «savoir aimer» et un «savoir baiser» gay, eux-mêmes s’englobant dans un «savoir-vivre» homosexuel (Lestrade, 2004 et 2007). Cependant, la relative absence de réactions à la sortie du dernier ouvrage peut laisser à penser que cette tentative de repenser l’enjeu de la «bonne sexualité» risque de rester lettre morte, tant il ne trouve que peu de relais pour de sa démarche.
En un sens, cette situation qui préside aujourd’hui peut se lire en homologie avec le statut occupé par la maladie dans la société française. Celle-ci est passé en une décennie d’un statut de fléau moderne réclamant des politiques et des moyens d’exception à celui de maladie chronique, «normalisée», objet d’une expertise d’un nombre réduit d’acteurs. De même, la question de la bonne sexualité chez les gays redevient progressivement une question mineure ne mobilisant plus que les «spécialistes» de l’épidémie. Cette aporie du débat est peut être le signe du délitement d’une revendication communautaire qu’avait portée, comme jamais en France, la lutte contre le sida avant les tri-thérapies. Le risque serait dès lors bien plus important que le simple enjeu sanitaire, portant les germes d’une atomisation des modes de vie gay où l’expérience collective et son poids politique sont relégués face à la multiplicité de destins individuels.
Bibliographie
Broqua, Christophe, Agir pour ne pas mourir! Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Science Po les Presses, 2005. de Busscher, Pierre-Olivier, «The development of safer sex as an ideology in France, 1989-1994» dans Friedrich, Dorothee and Heckmann Wolfgang (dir.), Aids in Europe — The Behavioural Aspect. Vol. 3: Frameworks of Behaviour Modification, Berlin, Sigma Editions, 1995. de Busscher, Pierre-Olivier, «L’association Santé et Plaisir Gai et la construction du safer sex en France (1988-1994), dans ANRS, Les homosexuels face au sida: rationalités et gestion des risques, Paris, Editions ANRS, 1996. de Busscher, Pierre-Olivier, «Le monde des bars gay parisiens: différenciation, socialisation et masculinité», Le Journal des anthropologues, no. 82-83, 2000. de Busscher, Pierre-Olivier et Christophe Broqua, «Évolutions récentes de la sexualité des gays en France: apports et limites d’une enquête», Transcriptase, no. 91, mars-avril 2001. de Busscher, Pierre-Olivier, «Saisir l’insaisissable. Les stratégies de prévention du sida auprès des homosexuels et bisexuels masculins en France (1984-2002)» dans Christophe Broqua, France Lert et Yve Souteyrand, Homosexualités au temps du sida. Tensions sociales et identitaires, Paris, ANRS/CRIPS, 2003. de Busscher, Pierre-Olivier, «Les modes de vies gay» dans Rapport Enquête Presse Gay 2004, Paris, ANRS/INVS, 2007. Dustan, Guillaume, Dans ma chambre, Paris, POL, 1996. Fillieule, Olivier et Broqua, Christophe, «La défection dans deux associations de lutte contre le sida: Act Up et AIDES» dans Fillieule, Olivier, Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005. Hirsch, Emmanuel, AIDES Solidaires, Paris, Cerf, 1991. Lestrade, Didier, The End, Paris, Denoël, 2004. Lestrade, Didier, Cheik, Paris, Flammarion, 2007. Pinell, Patrice, Christophe Broqua, Pierre-Olivier de Busscher, Marie Jauffret et Claude Thiaudiére, Une épidémie politique: la lutte contre le sida en France (1981-1996), Paris, PUF, 2002. Steakley, James D., «Per scientiam ad justitiam: Magnus Hirschfeld and the Sexual Politics of Innate Homosexuality», dans Vernon A. Rosario (dir.), Science and Homosexualities, Londres, Routledge, 1997. [1]. Pierre-Olivier de Busscher est sociologue et responsable du Cabinet de Busscher et associés (Management de l’Information Décisionnelle — Santé, Environnement et Métiers de l’Image) [hourman93@hotmail.com]. [2]. Ainsi les militants politiques des Gais pour les Libertés, issus du Parti Socialiste, s’investissent dans la création d’une structure d’appartements thérapeutiques APARTS. [3]. Au sens où il ne s’agit pas d’un conflit ouvert mais de départs progressifs, certains membres restant d’ailleurs membres des deux entités. [4]. Forme de sexualité collective reposant sur les caresses et la masturbation collective. [5]. Une tentative de légiférer a eu lieu au Sénat en 1992. [6]. Possibilité pour une personne séropositive de se réinfecter avec une souche différente du virus, compliquant par la même les stratégies thérapeutiques et donc leur efficience. [7]. Sur le recrutement de volontaires à AIDES et à Act Up-Paris (Fillieule et Broqua, 2005) [8]. Act Up-Paris se définit comme une association de lutte contre le sida issue de la communauté homosexuelle. [9]. Association nationale gérant avant tout les helplines vis-à-vis du VIH et des hépatites ainsi que des sites internet. [10]. D’où le slogan d’Act Up-Paris «IRRESPONSABLE S» à la Gay Pride parisienne de 2001. [11]. Pacte d’Union Civile et Social, terme retenu pour la reconnaissance du couple homosexuel votée en 1998. [12]. Y compris d’ailleurs vis-à-vis de la fellation qui n’avait auparavant jamais fait l’objet d’un discours aussi prononcé pour l’usage de préservatif. [13]. Qui curieusement a quitté l’association activiste sur une critique de l’inactivité d’Act Up avec, de manière sous-jacente, le pointage d’un manque de radicalisme de celle-ci, pour finalement rejoindre les thèses de AIDES. Cette curiosité est due au changement de leadership dans ce petit groupe. [14]. Principal mensuel payant gai et lesbien et France, de fait relativement proche d’Act Up-Paris dont nombre de journalistes et son rédacteur en chef sont issus. [15]. Syndicat National des Entreprises Gais: celui est investi depuis le début des années 1990 dans la prévention au sein des établissements homosexuels.

 

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