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Sida : pour une sexualité responsable Jerôme Martin

 



Jérome Martin Publié dans Mouvements 2002/2 (no20) Éditeur La Découverte Pages 70 - 74 Après une mobilisation historique contre la propagation du VIH et les résultats importants enregistrés dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les milieux homos sont confrontés à une résurgence des pratiques dites « à risque ». La remontée des nouveaux cas de contamination par transmission homosexuelle dès 1999, après cinq années de baisse, a traduit de manière dramatique ce que les observateurs informés du milieu avaient déjà remarqué : la baisse de la vigilance (le relapse) s’étendait dans les backrooms. Comment expliquer ce retournement dans les comportements ? L’arrivée de la trithérapie a pu former l’illusion d’une diminution du danger, ou du moins des conséquences de la séropositivité. S’y ajoute l’arrivée des nouvelles générations homos ayant débuté leur sexualité dans l’ère post-sida et pour qui l’usage banalisé de la capote est à ranger dans l’attirail des pratiques conformistes. Cette représentation du safe sex comme victoire d’un ordre moral qui s’insinue dans les backrooms a été popularisée par Guillaume Dustan, écrivain et figure médiatique faisant l’apologie du bareback, littéralement le « cul à cru », dans ses ouvrages. L’irruption d’une défense du sexe sans capote, dans une sorte d’hédonisme agonistique, a séduit de nombreux homos et a suscité une réaction d’Act Up, dont le vice-président nous livre ici la position. Depuis quelques années, un débat agite la communauté gay autour des questions de prévention du VIH/sida. Face aux « contraintes » qu’impose la prévention, des voix s’élèvent pour affirmer une soi-disant liberté sexuelle : la liberté de relations sexuelles non protégées, la liberté de revendiquer une sexualité en dehors de la peur du sida et de la maladie, etc. On appelle ce discours et les pratiques qui en découlent bareback. Le bareback est une idéologie de la prise de risque, qui justifie la baise sans capote comme révolutionnaire ou naturelle. Dans ce discours, le danger de contamination est mis de côté : il est secondaire par rapport au plaisir d’un rapport d’épiderme à épiderme (« bareback » veut littéralement dire « cul nu »). Dans certains cas les plus extrêmes, c’est même la contamination qui est recherchée : le partage du virus est une marque d’initiation ou d’amour. Le succès grandissant des discours bareback s’inscrit dans un contexte général de relâchement des pratiques safe, c’est-à-dire préventives, face au sida. Mais il ne faut pas confondre les phénomènes. Le relapse décrit une baisse de vigilance face au sida, un relâchement des comportements de prévention qui peut être lié à la lassitude du préservatif, à une ignorance des modes de transmission ou au fait, surtout pour une nouvelle génération de gays, que l’on se sente peu concerné par le VIH. Le relapse est affaire de pratiques, souvent inconscientes. Le bareback, lui, est un discours théorisé, qui tend à justifier des pratiques irresponsables et à faire passer la prévention pour rétrograde. Ce discours, on peut le trouver dans des petites annonces, dans des chats de drague sur le net ou encore dans des écrits de VIP gays, journalistiques ou fictionnels – Erik Rémès, Guillaume Dustan. Bareback et relapse concernent avant tout la communauté homosexuelle. Les phénomènes existent sans doute ailleurs, mais si l’on parle de « relâchement » des pratiques safe, on suppose que ces pratiques ont été un temps acquises comme évidentes. C’est le cas dans la communauté gay, dont l’histoire, ces deux dernières décennies, est indissociable de la lutte contre le sida. C’est loin d’être aussi évident chez les hétérosexuels : il n’y a pas de « communauté » hétéro qui se soit constituée contre le sida. La baisse de vigilance face au VIH que l’on constate actuellement n’est que la suite logique de deux années de politique de lutte contre le sida plus que médiocres, et non la conséquence d’un « relâchement » des hétéros. Relapse et bareback sont donc des problèmes communautaires. Et c’est en s’adressant à la communauté gay qu’Act Up entend lutter contre ces phénomènes. En 1999, des premiers signes inquiétants (recrudescence de MST chez les homos) indiquent un relâchement des pratiques sans risque. Ces signes ne font que se confirmer, au travers d’enquêtes comportementales (enquête Presse gay 2000), de données épidémiologiques (MST, nouveaux cas de VIH dans les Centres de dépistage anonyme et gratuit en 2000 et 2001). Au printemps 1999, Act Up diffuse une affiche dans tout le Marais, le « quartier homo » parisien, affiche intitulée : « Baiser sans capote, ça vous fait jouir ? » Cette même année, nous manifestons devant les backrooms parisiennes, ces établissements de « consommation » sexuelle, qui se sont multipliés depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Nous ne remettons pas en cause leur existence, nous exigeons de leurs patrons une meilleure prévention : accès rapide aux brochures d’information, aux préservatifs, au gel, etc. L’année suivante, nous collons une affiche « C’est aussi simple que cela », où la photographie représente un homme braquant un fusil sur chaque passant. Automne 2000, nous invitons les gays à une « Assemblée générale des Pédés » pour y discuter des problèmes de prévention. C’est l’occasion d’un débat très vif entre membres d’Act Up, représentants des patrons d’établissements gays et barebackers autoproclamés. Mais ce sont aussi les bases d’un nouveau sentiment communautaire : plus de trois cents personnes sont venues, dont la très grande majorité ne vient pas d’une association. Printemps 2001, enfin, nous interpellons encore plus violemment la communauté en diffusant une affiche « Irresponsables », qui s’adresse à la fois aux homos séronégatifs et aux homos séropositifs. • De quelle liberté parle-t-on ? À chacune de nos interventions, nous remettons en cause l’inertie des pouvoirs publics, lesquels, malgré la reprise de l’épidémie, continuent à produire des campagnes invisibles, pudibondes et non ciblées ; nous critiquons violemment les discours bareback ; et nous interpellons l’ensemble des homosexuels, car la lutte contre le sida n’est pas seulement l’affaire du gouvernement ou de quelques associations. Elle est de la responsabilité de chacun, surtout au sein d’une communauté décimée par l’épidémie. C’est cet appel à la responsabilité que Guillaume Dustan ne peut supporter. Au cours de ces dernières années, le combat d’Act Up pour la prévention a croisé très souvent cet individu. Écrivain, homosexuel, séropositif et invité quasi permanent des émissions d’Ardisson, il a pris une place des plus importantes au sein de la communauté homosexuelle, et même auprès du grand public. Ses écrits, dans lesquels, sous couvert de liberté sexuelle, il entreprend une vraie religion de la prise de risques, ne pouvaient qu’éveiller les critiques les plus virulentes d’Act Up. Pour lui, la capote attente à la liberté sexuelle. Liberté ? Mais de quelle liberté parle-t-on ? Liberté de contaminer ou de se faire contaminer par un virus mortel ? Seul le préservatif, masculin ou féminin, protège du VIH. Cet outil de prévention impose des contraintes. Mais chacun d’entre nous ne peut faire autrement que les accepter, s’il veut se protéger du virus du sida ou d’autres MST. Il s’agit d’un geste de prévention indispensable. Le port de la capote n’a rien à voir avec une plus ou moins grande liberté sexuelle, ou avec une sexualité naturelle. Il s’agit d’un geste médical, c’est tout. On peut baiser avec qui on veut, de la façon que l’on veut. Simplement, seul le préservatif vous protège. Rien n’est aussi simple. Toujours selon lui, la capote n’est pas naturelle. Il l’a dit lui-même, publiquement, au cours de l’« Assemblée générale des Pédés » convoquée par Act Up en novembre 2000 : « Regardez les Africains, dans la savane, ils baisent sans capote. Eux savent ce que c’est, la nature ». Voilà le discours raciste qu’un barebacker peut tenir sur la sexualité « naturelle ». Pour Dustan, la remise en cause de la capote passe par une remise en cause de la gravité de l’infection à VIH. Il l’a dit lui-même : grâce aux thérapies, le sida, c’est terminé. Inutile, donc, de subir les contraintes de la prévention. Le discours barebacker est un discours qui nie, ou relativise, la réalité du sida. Faut-il le rappeler ? Les traitements actuels n’éradiquent pas le virus, ils en contrôlent provisoirement la réplication au prix d’effets secondaires très invalidants et parfois mortels. Voilà donc le discours bareback, un vaste mensonge sur la liberté sexuelle, la sexualité naturelle, et surtout, un énorme déni de la maladie. Il n’y aurait que peu de temps à passer à l’analyse des écrits et des propos de Dustan, pour peu qu’on ait envie d’en subir l’intégralité. Pas plus qu’un Faurisson n’est intéressant pour la recherche historique, la lecture critique de Dustan ne fait en rien avancer la lutte contre le sida. Ce qui est intéressant, ce n’est donc pas vraiment Dustan et ce qu’il dit – même s’il faut être constamment présent pour combattre ses discours. C’est surtout le succès grandissant de ses propos et la relative indulgence avec laquelle ils sont perçus par la communauté homosexuelle, puis par le grand public. Le « cas » Dustan révèle l’insuffisance des politiques publiques de prévention, d’éducation à la sexualité et de mobilisation de tous face au sida. Les positions de Dustan sur le bareback sont devenues véritablement publiques en 1997, soit après l’arrivée des trithérapies. À cette époque, ni les médias, ni l’opinion publique n’étaient revenus de l’enthousiasme qu’avait suscité l’arrivée des nouveaux traitements. Aucune campagne publique n’a rappelé que le sida était toujours mortel – il faut attendre 2000 pour entendre un spot télé affirmer « le sida, on en meurt encore ». Aucune campagne ne mentionne les effets secondaires des traitements – en 2001, on attend toujours des spots sur ce sujet. Pour tous, le sida est donc devenu moins grave, les raisons de s’en protéger moins évidentes. Dans la communauté homosexuelle, qui a payé le plus lourd tribut à l’épidémie, on a assisté aussi à cet enthousiasme trompeur, qui se traduit par un relâchement de la vigilance face au VIH. 6 C’est dans ce contexte que Dustan diffuse ses positions de barebacker, avec succès. Mais là où il se prétend révolutionnaire, il n’est en fait qu’opportuniste. Jamais Dustan n’aurait pu publier ou prononcer de tels propos au début des années quatre-vingt-dix : l’ensemble de la communauté homosexuelle l’aurait immédiatement condamné. En 1997, où l’on meurt moins du sida, il est beaucoup plus facile de dire que le VIH, ce n’est pas grave, et que ce n’est plus la peine de se protéger. La « subversivité » des propos que les défenseurs de Dustan cherchent à lui reconnaître est donc toute relative. Autre raison du succès de Dustan : il est le seul à parler, à la première personne, de la sexualité des personnes atteintes par le VIH, ouvrant ainsi tout un champ délaissé par les pouvoirs publics. Là encore, aucune campagne ne s’est vraiment adressée aux séropositifs. Comme si on n’avait plus de sexualité une fois atteint, comme si, en tant que séropositif, on n’était plus concerné par la prévention, comme si l’infection ou les traitements n’avaient aucun effet sur la libido. On peut ensuite affirmer que Dustan table juste quand il parle de liberté sexuelle, de ras-le-bol de la capote, à une communauté lassée de porter seule la lutte contre le sida. Mais quand on constaté cela, que doit-on faire ? Laisser dire Dustan, ou le combattre, révéler ses mensonges et appeler la communauté à une nouvelle mobilisation ? 7 Le cas Dustan révèle donc les insuffisances criantes des politiques de prévention. Il occupe un champ délaissé par les institutions. Et à l’intérieur de ce domaine précis, il entend être subversif. Mais sa subversivité n’est que mensonge. Il ment sur la gravité actuelle du sida, comme un responsable sanitaire qui a toujours tendance à sous-estimer l’épidémiologie de l’infection. Il ment quand il dit que les traitements actuels sont efficaces et anodins, de la même façon qu’un industriel pharmaceutique minimisera toujours les effets secondaires des traitements qu’il commercialise. Act Up-Paris a depuis le début combattu le discours de Dustan et condamné ses mensonges. C’est sans doute pourquoi l’écrivain nous consacre autant de pages dans son dernier ouvrage, Génie divin, pour nous invectiver. Les militants d’Act Up seraient des moralisateurs ou des culs-bénits de la capote. Culs-bénits de la capote ? Il faut constamment le rappeler : seul le préservatif protège du VIH et des MST. Le vaccin n’est pas pour demain, et il n’existe aucun autre outil de prévention. Lutter contre le sida, c’est donc lutter pour le port du préservatif. En ce sens, nous assumons pleinement le reproche. Moralisateurs ? Sans doute, mais le bareback lui aussi est affaire de morale sexuelle. Morale contre morale, nous avons choisi celle de la responsabilité, que nous assumons pleinement. Quand on voit en 2001 des adolescents de dix-sept ans venir à Act Up, parce que récemment contaminés, demander des informations sur les traitements, on regrette que cette morale ne soit pas plus répandue. Guillaume Dustan aura au moins réussi à susciter un débat virulent à Act Up, en automne 2001. La question n’était pas de savoir s’il fallait ou non combattre ses propos. Sur ce point, tout le monde était d’accord pour condamner son discours. Toute la question était de savoir quelle priorité il faut accorder à la lutte contre le bareback. D’un côté, Dustan a une influence réelle sur la communauté gay, et il faut la combattre. De l’autre, l’énergie que nous lui consacrons n’est plus disponible pour lutter contre des phénomènes plus généraux : inertie des pouvoirs publics, insuffisance de la prévention et de l’éducation à la sexualité auprès des jeunes, absence totale de prévention sur Internet, etc. Il s’agissait donc d’un vrai débat de stratégie, qui n’a trouvé de solutions que dans la publication dans notre lettre mensuelle, Action, de points de vue divergents sur le sujet. C’était la première fois dans l’histoire d’Act Up. 8 Dustan a donc un moment réussi à diviser Act Up, comme il divise la communauté gay. En attendant son prochain ouvrage, où il ne manquera pas de revenir sur ses convictions, il faut se convaincre que le débat qu’il propose est plombé : la prévention n’est pas affaire de plus ou moins grande liberté mais de responsabilité. Ce qui n’est en rien contradictoire avec la liberté sexuelle. La responsabilité, c’est considérer les victoires que la communauté gay a acquises, en matière de visibilité, de liberté d’affirmer sa sexualité et ses modes de vie, et refuser que tous ces acquis soient remis en cause par la maladie et la mort. La responsabilité, c’est de tout faire pour que nous soyons libres de rencontrer la communauté, les homosexuels, où nous le désirons, dans la rue, dans des backrooms, dans des lits – mais plus dans des hôpitaux ou des cimetières. •

 

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