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Témoignage sida : Cyto-Mégalo Ex equo, jiuin 2001

 



1998. Dimanche. Il est 23 h 30, j’ouvre les portes de la soirée Tanker de BMKK, dont je suis le physio, une soirée dansante réservée à toutes les CyberCochonnes prosélytes de l’hédonisme. J’attends mon vieux copain Stéphane T. Cette après-midi, je l’ai eu au téléphone pendant plus de deux heures. Voilà plusieurs mois que je n’avais pas eu de nouvelles et que, lâchement, je n’avais rien fait pour en prendre. On est sorti ensemble en 1988, j’étais encore séronégatif, très-très safe à l’époque… Voilà maintenant dix ans. 18-28. J’ai habité chez lui rue des Lombards quand Bruno, mon tueur symbolique, ma foutu à la porte. Il est plombé depuis le début des années quatre-vingt. Il a eu sa première maladie opportuniste en 1985. Il en a fait depuis plus d’une centaine. Le Steph, il voit toujours les choses en grand. À l’hôpital son dossier médical remplit des étagères entières. Il est tombé dans le coma plus de 45 jours ; à fait des crises d’épilepsies à la chaîne ; s’est cassée la hanche et a donc une jambe plus courte de sept centimètres, marche avec des béquilles. Puis des mycoses, CMV, pneumocystoses, tuberculoses, bactéries atypiques et j’en passe et des meilleurs. Elle nous aura tout fait la Toute Vidal. Il prend plus de quatre-vingts gélules par jour. Dernièrement, il a fait une rechute de CMV, un délicieux petit Virus qui, tel un rat dans l’anus, vous grignote délicatement le nerf optique et la salade verte à l’intérieur de la tête : il est donc presque aveugle. La pupille de son œil gauche, mort, est blanche : on dirait un poisson sur l’étale du Grand Tout, c’est très tendance. À l’œil droit, il ne lui reste qu’un dixième, autant dire presque rien, mais déjà tant par rapport au grand noir qui l’attend.

Il arrive au Tanker avant la cohue. Il a bonne mine malgré tout, le regard un peu vague. Je l’aide à s’asseoir sur un tabouret avec moi à l’entrée et vais lui chercher à boire : un Gin To, ça ne peut pas lui faire de mal de se faire plaisir. Quand je l’ai connu, il y a dix ans, il pesait 82 kg, top CyberCochonne. Il en pèse dorénavant 54, ce n’est pas mal par rapport au 38 kg qu’il a pesé il y a trois ans. Il me montre les nombreuses cicatrices surinfectées laissées par ses cathéters et opérations : c’est joli comme tout Steph, on dirait des scarifications tribales. Stéphane a toujours la pèche, cette putain de rage et de soif de vivre, toujours a rigolé et surtout sa légendaire grande gueule. Et son accent d’Avignon, con ! Cela faisait très longtemps qu’il ne s’était pas retrouvé dans le milieu gay. Il me dit que cela lui fait un bien fou d’être entouré de monde, de pouvoir parler à quelqu’un et de me retrouver.

Pendant la soirée, je n’arrête pas de le toucher pour lui faire sentir ma présence, le caresser, l’éteindre, je lui décris les lieux et les clients. Je suis très fier de mon Stéphane. Il me remercie à plusieurs reprises de ma tendresse et me serre fort la main. Je lui parle, lui sors des conneries, du style, comme elle est un peu dure de la feuille : et bien en plus d’être aveugle tu es sourde ; ou encore : tu vois ce que je veux dire ? Steph éclate de rire, il est heureux. Il parle à ses voisins. Sa cécité jette parfois un froid dans l’assistance. Je suis obligé d’expliquer aux gens qu’il est malvoyant. Cela en met certains vraiment très mal à l’aise : être privé de la vue est certainement notre plus grande peur. Je me rappelle alors ce que me disait mon Didier adoré : si je deviens aveugle, je me suicide. Il n’en aura même pas eu besoin le pauvre.

Le regard de Stéphane se jette dans le vide et se perd dans la nuit. La terreur du noir de Stéphane se mêle à la notre et se fige, une aura d’angoisse se condense. Steph est tellement en demande d’Amour et d’amitié, ses exigences sont si lourdes, qu’elles en deviennent parfois insupportables. Non, malgré mes efforts, je ne suis pas si fort que cela, si vigoureux que je voudrais l’être pour aider Stéphane et l’aimer. Moi, trop humain, qui ai mes limites et mes propres peurs : souffrir, devenir aveugle et mourir.

À boire ses Gin To, Steph en à la vessie toute gonflée. Je l’emmène pisser, je suis son bâton de vieillesse. Lentement, je lui fais traverser la piste de danse, lui indique les obstacles, écarte les danseurs, les deux marches au fond, la porte, l’urinoir. Tu ne veux pas que je te tienne la zézette Steph pendant qu’on y est ? T’inquiètes Berlinou, tu sais bien que j’ai toujours su me servir de ma queue. On rigole comme deux andouillettes. Au fait, mon Stéphane, tu n’aurais pas envie de sucer une bonne queue gouleyante, tu dois être un peu calaminé non ? Sourire béat de l’intéressé, alors, telle une chienne d’aveugle, je le dirige dans le dédale marécageux du Tanker, tu vois, grosse cochonne, ce n’est même pas un problème que tu sois miraud, de toute façon, on ne voit rien dans la back-room. Dans le dédale du bordel, je tâte et soupèse, trie et appâte. Tiens Steph, voilà une bonne et grosse bite comme tu aimes, enlève ton dentier cochonne !

D’être avec Steph, de reparler de notre passé commun, faire la liste de tous nos amis Morts, ébranle forcément. Je ne voudrais pas jouer les vieilles séropositives pleines d’amertumes, mais il ne faudrait peut-être pas oublier trop vite que le Sida restera un drame incommensurable : notre carnage. 1990-2000 : voilà maintenant dix ans, si forts, si denses et Stéphane et moi qui sommes toujours là. C’est bien de grandir, c’est bon d’avoir un passé. À plusieurs reprises, en regardant mon Steph, j’ai les larmes aux yeux, je n’ai même pas à les lui cacher, mon corps tremble d’émotions. Mais je trouve ces retrouvailles si intenses et émouvantes que j’en suis tout ému et heureux, retourné. Et mon Steph qui est toujours là à se battre, à lutter et à souffrir parfois le martyre. Quel putain de courage ! Quelle putain de soif de vivre ! Quel exemple ce Stéphane.

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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