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Témoignage sida : Années Sida Gai Pied Hebdo, aout 92

 



Je retrouve mon Didier au petit troquet le Carrefour à l'angle de la rue des Archives et de la Verrerie. C'est une terrasse stratégique pour discuter sérieusement entre folles et se foutre de la gueule des passants, hétéros notamment.

Didier me le dit tout le temps : Berlinou, quand tu écris dans Gai Pied, pense à intéresser tes lecteurs. Mais comment mon gros Didou ? Comment provoquer en lui le Désir de lire, voir d'en jouir ? Didier me dit également que je me répète tout le temps et que je parle toujours des mêmes choses : de Sexe, de droit à la différence et de Sida. Je lui répond qu'il n'y a que cela qui m'interresse ; qu'il y a urgence en la matière ; qu'ils sont les objets de ma Lutte et de mon engagement. Décidément Tintounet, tu seras vite passé de la folle honteuse à la pédale militante et radicale. Et alors Didier, si ça me rend libre ? Tu sais très bien mon Didou qu'avec mon Virus, je suis devenu autre. Oui, Je est bien un autre. Mon corps change, les autre ne sont plus les mêmes, le temps n'est plus le même. J'ai changé de monde. Alors je ne veux pas vivre marqué par le sceau de ce double secret, de mon homosexualité et de ma séropositivté. Ne pas vivre dans ce double silence, ne plus jamais vivre dans le silence. De résigné, prêt à subir et mourir, je veux maintenant me battre et vivre à la lumière. Je me sens lourd d'énergie, de violence et de haine. J'ai envie de crier, crier et crier encore. Je suis une machine à fabriquer de la colère. Je suis un guerrier de la lumière.

Quel lyrisme Berlinou, tu devrais écrire pour la Bibliothèque rose ou militer à Act Up ; écoutes donc plutôt la conversation hystérique de nos voisins straight de terrasse : tu vois chériii Personne n'a jamais rien inventé. Tout a déjà été dit et créé. Nous ne sommes que des paparazzi de l'art. Ah ! ah ! on a éclaté de rire Didou et moi ! J'aime peindre. Des images violentes et belles, je crois. Acryliques aux tons vifs. Je suis heureux de faire cela. Je veux y consacrer une partie de ma Vie. Ado, j'avais fait une série de tableaux dont le matériau était ma merde. C'était des visons de planètes vues de l'espace. Didier me dit que cela a déjà été fait. Mais il m'embête celui-là à la fin. Même si cela à déjà été fait, l'essentiel est de faire et de le vivre intimement, quitte à répéter ce qui a toujours été dit et fait. Quelques-uns donc ont déjà fait des tableaux avec leur merde, d'autres ont craché sur leur tombe, mais rares sont ceux qui ont ressenti ce plaisir iconoclaste. Le plaisir est de chier et de travailler le matériau tel une huile noble. Et comme on ne verra pas de si tôt des tableaux de caca dans Libé, je continue à jaculer ma loghorrée sur du papier. Cela revient au même.

Avec Didier on passe notre temps à rigoler, critiquer les gens et refaire le monde. On s'amuse bien tous les deux, accoudés au comptoir des bars, une bière à la main avant d'aller guincher. C'est le temps des copains. Et le temps passe doucement. Tous les deux, on est séropo, cela rapproche forcément, c'est un sacré point commun, quasi racial.

Peut-être qu'avec mon Didier, on se retrouvera bientôt dans la même salle d'attente d'hôpital, en attendant les résultats de nos bilans sanguins, à compter nos dernières T4. Et avec le temps qui passe plus rapidement, on se retrouvera dans la même chambre d'hôpital. À se dire que ça va mal. Alors, avec mon Didier, on vieillira de concert. On se souviendra du bon vieux temps, du temps des copains, du temps de l'Amour, de notre jeunesse fougueuse, durant laquelle on s'aimait sans cesse et on allait dans les bars du Marais, une bière à la main avant d'aller danser. Maintenant, c'est fini tout ça. Nous n'aurons bientôt plus aucune T4, envolées, disparues. Où êtes-vous connasses ? Ne partez pas, je vous en supplie, il en va de ma vie. Mais elles ne m'écoutent pas, ne m'écoutent plus. Vous ne m'aimez plus ou quoi ? Pourtant, je vous ai donné tous mes instants, un à un, vous protégeant, vous chérissant. Restez encore un peu avec moi, je ne pourrai pas vivre sans vous. T4 sera mon dernier être cher, mon grand Amour, ma dernière folle passion. Celle-ci sera fatale. Je n'y survivrais pas. Didier et moi, on est là, chambre 416, on va bientôt crever. Adieu.

Puis, avec le temps qui s'arrête, on se retrouvera au Crématorium du Père Lachaise. Nous ferons urne commune, brûlant d'un même feu. Puis, on nous répandra sur la même plaine, au soleil et dans la mer. Et le temps passera enfin doucement.

Alors, avec mon Didier, on reprend une autre bière pour sortir du cauchemar. Ce soir, nous irons danser. Et on rigolera toute la nuit, jusqu'au petit matin. Nous irons faire un tour dans les bordels. On se défoncera le fion jusqu'au petit matin. Nos cris réveillerons avant l'heure les petits moineaux qui iront au bistrot plut tôt prendre leur petit noir, avant de passer la journée à piallier. Et nous, on la passera à baiser. Chacun s'envole avec les ailes qu'il a !

Comment bien vivre une minute, une heure, une journée, un mois, une année ? Les années quatre-vingt-dix ont commencé mollement pour les séropos, po po. Pas de révolutions thérapeutiques en vue. Anne ma sur Anne ne vois-tu rien venir à l'horizon, zon, zon ? C'est à peine si l'arsenal thérapeutique se développe. AZT, DDI. J'ai vingt ans et mes bilans sanguins sont encore bons, je n'ai aucun traitement à prendre. Lymphocytes, T4, T8, vitesse de sédimentation. Je suis toujours là, vivant, chouette alors. C'est déjà ça de prit sur la Vie. À la mort.

Je retourne sur la petite terrasse de café à l'entrée de l'hôpital Saint Antoine. Ce lieu est chargé émotionnellement : j'y ai bu et pleuré de tristes nouvelles. Mais je l'aime, il est ma douce mémoire douloureuse, mon havre dans la tempête. Encore à traîner à l'hôpital St Antoine. Je commence à connaître les murs, à me sentir chez moi. J'ai toujours beaucoup de mal à me décider à faire mon bilan sanguin. Et puis le doute s'installe. Alors, je veux le faire taire, essayer de ne pas me cacher la vérité, aussi dure soit-elle. Mais cette règle est difficile à respecter, l'inconscient est à l'uvre. Je viens donc de refaire mes examens.

Donc, si je parlais de St Antoine, c'est que je me suis tapé une blenno. Cela faisait longtemps. Une chaude lance qu'est ce que ça à l'air con en pleines Années virales. J'en ai eu plein des chtouilles quand j'étais gamin et des dames siphy aussi. Le VIH ça n'existait pas encore. À l'époque de la Peyrefitte, une siphy ça mettait cinq ans à se guérir. Peut-être que quand je serais vieux, je pourrais dire que mon VIH, j'ai mis dix ans à m'en débarrasser, ça serait chouette. J'aimerai bien encore être là pour l'an 2000.

C'est fou la gentillesse des gens dans les services hospitaliers. Bon c'est vrai qu'il y a encore des lacunes graves dans les hôpitaux, Act Up a raison de gueuler. Mais des fois, ça peut être extraordinairement beau ces rapports humains, le regard d'une infirmière. Je viens de recevoir mon bilan sanguin : ça craint, j'ai perdu 100 T4. Mais je ne vais pas me laisser abattre pour autant. Les T4 ça va, ça vient. Donc, je vais faire un peu gaffe à ma Vie, me reposer un peu plus, bien manger. Dans trois mois, tout sera remis en place, on parie ? Rien à perdre.

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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