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SEROPO EROGO SUM : Témoignage sida : Libération 02/09/95

 



Témoignage sida : Seropo ergo sum : l'indulgence

Libération 02/09/95

Une semaine peu ordinaire vient de s'achever. Samedi, mariage blanc de ma copine B. A voir tous ces pédés, le maire semble terrorisé. Enfin, ça doit lui changer de tous ces beaufs hétéro qu'il marie à longueur d'année. La lecture des articles de loi déclenche chez moi un fou rire hystérique. B., qui est séropo, dépanne son copain étranger qui désire s'installer en France. Après tout, comme elle dit, «je vais bientôt crever, alors autant aider les gens». J'espère que la prochaine fois que nous nous retrouverons avec tous ses amis, ce ne sera pas le jour de son enterrement.

Mardi, consultation de l'hôpital Saint-Antoine à Paris. J'attends les résultats de mes analyses. Cela fait pas mal de temps que je n'y étais pas allé. Je trouve toujours de bonnes raisons pour retarder l'échéance (du style «ça pourrait gâcher mes vacances»). Alors, il faut toujours que je me force. Je suis là, dans ce même couloir d'hôpital, avec mon ami. Il me parle tellement que je ne trouve même pas le temps de m'angoisser. A mon dernier bilan sanguin, j'avais perdu 100 de ces putains de cellules T4. Elles emmerdent, ces T4. Il ne faut pas les laisser faire. Alors, j'avais parié que leur taux augmenterait. Enfin les résultats. C'est gagné, j'en ai récupéré 100. Dans six mois, j'en aurai 100 de plus, allez, on parie. Rien à perdre.

Jeudi, Millau, Aveyron. Il y a une semaine, j'apprenais que Bruno, mon meilleur copain, était dans le coma. Un angiome au cerveau. Je l'ai connu sur les bancs de la fac de philo, on était tout le temps ensemble, on avait partagé un appart' et partouzé avec des filles, de vrais copains, quoi. Ses chances d'en sortir sont minimes. Pourtant, il est hétéro et séronégatif. C'est lundi qu'on m'a appelé pour m'annoncer son décès. Je suis donc à Millau, sa ville natale, avec Christine, mon copain et tous les amis de Bruno. Il fait très beau, le cimetière est superbe, protégé par les montagnes. Un bien bel endroit pour s'endormir. J'attendais beaucoup de la cérémonie pour faire mon deuil de Bruno, aidé par le rituel. Eh bien, non! Quelle supercherie... Les vivants n'ont pensé qu'à eux. C'est comme si on t'avait volé ta mort, Bruno. Bon, c'est vrai, vous allez me dire qu'à 30 ans, on ne prépare pas sa mort, raison de plus quand on est hétéro et séronégatif. Eh bien, les séropos, si! Tout est prévu: la musique, les discours, l'épitaphe et tout le tralala... Sa sortie, on la prépare. Moi, par exemple, j'aimerais qu'on jette mes cendres à la mer. Parce que la mer, c'est grand.

Vendredi, Montpellier, ma ville natale. Je parle avec ma copine Christine. Nous étions restés en couple trois ans, il y a dix ans (c'était avant que je m'assume complètement comme pédé). Maintenant, nous sommes les meilleurs amis du monde. Elle a 32 ans et est toujours célibataire (les hétéros, ça a de plus en plus de mal à rester en couple). Au retour de l'enterrement, j'apprends par sa meilleure copine (qui est l'ancienne petite amie de Bruno) que Christine reparle de faire un gosse avec moi. C'est vrai, à un moment, nous pensions faire un gamin. Bon, d'accord, c'est une idée un peu folle, un père pédé séropo qui ne vit pas avec la mère... Mais, après tout, le monde est bien plein de fous qui font des gamins (des hétéros pour la plupart). J'aurais été content d'avoir un gamin. Je n'aurais pas osé l'appeler Bruno.

Samedi, une corrida de la Feria d'Arles. Première mise à mort. Le combat dans l'arène entre l'homme et la bête. Ici encore, la vie comme l'amour aspire au sang et à la mort. Savoir que l'on entre dans l'arène pour mourir. La danse avec la mort. Parfois, lorsqu'il est très brave, le taureau est gracié.

Cela s'appelle «l'indulto». L'indulgence.

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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