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Témoignage sida : Nous ne sommes pas des statistiques Gai Pied Hebdo, mai 92

 



1992 : 25 000 cas de sida ont été resensés en France. Ca se fête. Le mois dernier, j’ai organisé une nouba à la maison pour l’anniversaire de mes vingt-un ans. Je grandis, oui-oui, toujours aussi bête qu’un enfant et con comme un homme. Un chapitre de plus, un ! Le flyer était un faire-part de décès : tous mes copains étaient conviés à une soirée « Veuves joyeuses nécrophiles ». D’un bel effet. Cela n’a pas plus à tout le monde. Certains, y croyant pour de vrai, ont été très tristes et ont écrit mon épitaphe. D’autres se sont carrément énervés. Moi, j’étais ravi, comme soulagé, de pouvoir, détaché, contempler de si haut mon décès.

Voilà des années qu’on dit aux séropo qu’ils vont crever. Alors, vous imaginez bien à quel point on a préparé notre mort. Je rêve déjà de ce confort absolu dans lequel je serai plongé quand flotteront mes cendres à la mer face à la Cathédrale de Maguelone, son chœur et sa croisée du transept. L’autel, l’abside et la nef. Enfin du calme, de la sérénité, point de problèmes existentiels, de tasse à café, de patron bête et con à supporter, d’histoires de bites, de machine à laver, de trous du cul et de porte-monnaie. Après une Vie que j’aurai voulue hystérique et extrême pour mieux combler sa courte durée, enfin du silence et de la volupté.

Tac, tu es séropo, tac, tu vas crever, c’est comme ça ! Y’en a marre qu’on nous dise que l’on va crever ! Mais ils nous emmerdent, à la fin, tous ces épidémiologues hétérosexuels, ces journalistes séronégatifs, tous ces gens qui nous glissent déjà dans l’urne et nous traitent comme des vulgaires statistiques. Je ne suis pas une statistique. C’est grave parce que beaucoup de mes copains ont arrêté leur travail et ont rompu toutes relations sociales et amoureuses, se disant qu’à mourir prochainement, autant faire le ménage au plus vite, se mettant en préretraite de la Vie et anticipant sa propre date de péremption. Devenir juste bon pour le broyeur. Le problème, c’est qu’ils sont toujours là, dix ans après, vivant dans l’angoisse d’une mort prochaine. À se morfondre sans ami et sans travail tandis que la Vie est encore là. Alors arrêtez de nous condamner à mort si rapidement. Séropo, on le reste de plus en plus longtemps et, une fois en maladie déclarée, on peut encore vivre très longtemps, attraper des maladies opportunistes, les unes après les autres et être toujours là, faisant toxoplasmoses sur tuberculoses. Et hop, on est toujours là, bien vivants. Disons, dès maintenant, qu’il est possible de vivre avec le Virus dix, quinze, vingt ans et que le sida est une maladie chronique comme une autre.

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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