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Témoignage sida : La Liberté des autres étend la mienne à l’infini Gai Pied Hebdo, aout 1992

 



Je l’avais décidé, ce sera ce soir ou jamais. Je devais passer à l’acte, vite, en finir avec lui, ensuite me tuer, peut-être, en finir avec moi, avec cette Vie là. J’avais décidé d’abattre Bruno, mon nouvel amoureux, mon Grand Tout. Je nageais sur les nuages inéluctables du drame à venir, celui de sa mort, celui de mon crime. J’avais pris le couteau de son magasin de fruits et légumes, celui qui servait à couper les choux verts d’un geste sec et précis. Ce couteau, je le lui planterais en plein cœur, d’un geste également sec et précis. Je laisserai juste faire le bras, sans y réfléchir, sans préméditer sa trajectoire. L’acte serait d’instant, pur. Seul le couteau agirait dans un élan salvateur : ni haine, ni rancœur, ni dégoût. Le Stabat Mater de Vivaldi m’emportera dans son mouvement.

Je voyais déjà surgir à l’horizon la signification de mon acte, une marée violente de lune rousse tout emporter sur son passage, un marle de Genet. L’acte criminel et moi-même, on s’entremêlait dans un rapport sexuel à mains armées dont le fruit serait la mort. Je tuais celui que j’aimais par-dessus tout et moi-même. Je ne savais presque plus ce qui m’y amenait. Pourtant, les plaisirs avec lui avaient été nombreux et réels. Je voyais ma chute à l’horizon, l’ascension future de l’irrattrapable. J’allais donc vers mon destin, fier et droit. Le temps se déroulait autour de moi, m’enveloppait, me protégeait ; temps écharpe contre le glacé de l’âme, son vide.

J’ai aimé Bruno tel un fou. Un Amour passionné et fusionnel dans lequel j’avais plongé à la mort de mon Jacquot. Jacques. Volcan d’Amour éteint, Bruno avait su me rallumer, m’enflammer. Et, aussi bien que dans les romans de gare, ce feu ardent dévalait les pans abrupts de mon âme. Nous passions tout notre temps ensemble, fusion gémellaire dans laquelle j’aimai à me perdre. On baisait comme des fous, on s’entreculait de même que des mouches. Deux amoureux de romans à quatre Euros qui ne vivaient que pour eux. Deux frères, deux amants.

Voilà donc comment je suis devenu séropositif à Paris en 1989. Dix-huit printemps : j’étais naïf comme un enfant et fort comme un homme. 1989 : 11 000 cas de sida cumulés en France. Voilà comment, par un soir torride, mon Sang a rencontré ce sacré Virus.

De ma tumultueuse Vie sexuelle et amoureuse, commencée à onze ans, je ne retiens en fin de compte que peu de noms et de visages : Jacques. Et maintenant, je ne sais pas quel regard aura le prochain amour de ma Vie. J’espère que je saurai le recevoir, cadeau du ciel. Aujourd’hui, je ne sais plus si c’est encore possible. Après ce que je viens de vivre, est-il imaginable que je puisse encore Aimer ?

Je bande pour Bruno. Je l’ai connu quelque temps après mon arrivée à Paris. J’étais séronégatif : un test récent, fait à l’occasion d’une opération chirurgicale, me l’avait confirmé. À l’époque, je flirtais avec Charley, un amant hystérique, avec lequel j’étais en crise. J’étais très-très safe question sexualité. Un soir d’éruption intérieure, lors d’une dispute violente, il m’avait fracassé une chaise en bois sur la tête. J’avais mis mon bras pour me protéger, il s’était donc cassé. Radius. Je m’étais enfui dans la rue en courant entre les voitures. Charley me poursuivait, me frappait avec une laisse de chien. Mon bras pendait, bêtement. Cubitus.

J’ai rencontré Bruno à l’Happy-hour du Questzal à ma sortie de l’hôpital. J’avais encore le bras dans le plâtre. Je ne l’ai pas Aimé tout de suite, cela a pris un certain temps. J’étais bien avec lui, il était gentil. J’étais content qu’il s’occupe de moi, j’avais l’impression qu’il m’aimait. Au début, on prenait des précautions. Lui, m’avait assuré être séronégatif. Au bout de quelques semaines on n’a plus utilisé de préservatif. Je voulais me donner, recevoir son sperme et couler en lui. C’est sûr, comme on dit, on aurait dû faire un test puis en refaire un autre quelques semaines plus tard pour confirmer le premier. C’est après cela que nous aurions pu nous passer, éventuellement, de capotes. Quoi qu’on aurait toujours pu se contaminer ailleurs, avec d’autres garçons lors de rapports non protégés. Je le savais, je ne l’ai pas fait. J’avais confiance et puis j’étais diablement amoureux, donc naïf. Bruno me jurait fidélité et m’assurait qu’il ne baisait pas ailleurs. Pourtant, je ne lui demandais rien. Nous aurions très bien pu construire notre couple sur un principe de fidélité relative.

Quelques mois après notre rencontre, Bruno se réveille avec une vive douleur au coude. On appelle un médecin : infection bénigne, antibiotiques. Deux jours après, le mal est toujours là et s’est amplifié. Deuxième médecin : septicémie fulgurante, streptocoque doré, hospitalisation d’urgence à Saint Antoine et opération. Je garde la boutique de fruits et légumes de Bruno. Je me retrouve à servir des concombres aux petites vieilles du quartier, moi le loub mal famé au crâne rasé. Bruno est opéré et se retrouve avec un trou béant à la place du coude. Il paraît qu’à un jour près il aurait fallu l’amputer du bras et la septicémie aurait pu se généraliser. C’était la mort assurée.

Le lendemain matin, à la boutique, je tombe sur la note de téléphone : trois mille balles de minitel ! Je croyais pourtant qu’il n’y avait pas de minitel à la boutique : Bruno le cachait. Il cachait beaucoup de choses d’ailleurs. Grâce au minitel, il draguait et recevait des mecs à longueur de journées, et lui me jurait toujours fidélité. J’ai fermé la boutique et je suis allé le voir à l’hôpital. Je ne savais vraiment plus quoi faire, j’étais abattu. Il me demanda de l’excuser, me dit qu’il était très mal. Deux jours plus tard, à l’hosto, il m’annonce que ses résultats sanguins sont arrivés : il est toujours séronégatif. Pour fêter ça, on s’enferme dans les toilettes et il m’encule donc sans capotes. L’habitude. Pourtant, une fois sorti de l’hôpital, le doute s’installe en moi. Je n’ai plus confiance, sa parole n’est plus crédible. Je lui demande les résultats de son test HIV. Il prend son temps. Quelques jours plus tard, il arrive avec un papier indiquant qu’il n’est pas atteint de maladies opportunistes. Je regarde Bruno : Tu plaisantes ? Les murs intérieurs se craquellent alors et s’effondrent encore : et si j’étais séropo à cause de cela ? Je pars compulsivement faire un test. Cela ne pouvait pas attendre, une question de… Je cours chez un toubib dans le quartier. Il me prescrit une boite de Lexomil en cas d’angoisse et téléphone à un labo qui me prend sur le champ. Quatre heures plus tard, je vais chercher mes résultats : la laborantine me les tend d’un air distrait en me disant : c’est positif. Je lui demande bêtement si cela veut dire que je suis séropositif : ben oui répond-elle en repartant à ses préparations.

Je vais annoncer la nouvelle à Bruno qui, comme d’habitude, ne dit rien. Je repars et vais à l’happy-houre du Quetzal. Je parle avec mes deux meilleurs copains Marc-Eric et Jonathan (qui sont Morts depuis, du Grand Mal). Ils tentent de me remonter le moral et me laissent partir. Je bois plusieurs bières puis je rentre à la maison. Personne. Dans ma tête, ça se lézarde, ça s’effondre encore. Plus de murs intérieurs. C’est ma Journée du Désespoir. J’envisageais depuis des années la possibilité de devenir séropo, mais ainsi ! Alors, j’ai voulu partir. J’avais sur moi la boite de Lexomil demandée à mon médecin en cas d’angoisses. Pourtant, je n’étais même plus angoissé. J’ai mis le Winterreise de Schubert. J’ai pris tous les cachets dans l’armoire à pharmacie. Je me suis allongé par terre, j’ai avalé les pilules et bu de la vodka tonic. J’étais content. Je devenais petit à petit un nuage. C’était bon.

C’est une grande chambre blanche, radieusement calme, comme immaculée, dehors, il fait soleil. Je me suis réveillé à l’hôpital Rotchild après, paraît-il, deux jours de coma. Quelques heures plus tard, le psychiatre m’a laissé partir. S’il savait ce que j’allais faire ! Je vous raconte tout.

Le soir, je suis rentré à la boutique. Bruno était là et préparait à manger. Il ne disait rien, comme s’il ne s’était rien passé et qu’il n’y avait donc aucune raison d’en parler. Moi, j’aurai pourtant aimé une petite explication. Il me tournait le dos, je le prendrai donc en lâche comme lui l’avait bien fait durant la perpétuité de notre rencontre. Nous habitions dans l’arrière boutique de Bruno, j’ai pris le couteau du magasin, celui qui servait à couper les choux verts d’un geste sec et précis. Je le lui planterais en plein cœur d’un geste également sec et précis. Je laisserais faire le bras, sans y réfléchir, sans préméditer sa trajectoire. L’acte serait d’instant, pur. Seul le couteau agirait dans un élan salvateur. Ni haine, ni rancœur, ni dégoût. Ma main ni mon corps ne tremblaient, à quoi bon ? Tout se passa très vite, un instant à peine, de chair et de Sang. Le couteau se planta dans le dos de Bruno. La prison donc. Des circonstances atténuantes allégeraient ma peine. Finalement, je ne me serais pas suicidé.

Mais en fait, le bon gros couteau solide du magasin, celui qui servait à couper les choux verts d’un geste sec et précis, au moment ou je l’ai planté dans le dos de Bruno s’est cassé. Nous nous sommes battus, nous avons crié, les flics sont arrivés, on s’est retrouvé au commissariat. Bruno voulait porter plainte pour tentative d’homicide. Je l’ai menacé d’en faire autant. On s’engueulait devant les keufs qui ne comprenaient rien à cette histoire de folles. Puis finalement, on n’a rien fait. Quand on est enfin sorti du commissariat, je suis allé dormir chez ma meilleure copine Christine. Le lendemain, je suis parti en voyage, en solitaire, à m’amuser, me détruire et reconstruire les murs intérieurs. Maintenant, je suis solide et je ne sais pas ce qui pourrait m’ébranler. Trop solide peut-être car maintenant quasi indestructible, l’âme en matériau de synthèse, insensible. Anesthésiée.

Souvent, je pense à tout ce qui s’est passé. Je ne sais pas vraiment quoi en penser. J’ai peut-être encore trop mal pour comprendre. Et peut-être n’y a-t-il rien à comprendre. Etre contaminé à dix-huit ans, ce n’est pas une vie tout de même. Alors depuis le début des années quatre-vingt-dix, je continue inlassablement ce vagabondage, robinsonade des extrêmes, me brûlant les ailes, allant de corps en cœurs, de chutes en travers pour m’assumer, m’abrutir et me perdre, donc peut-être me retrouver, toujours en quête du sens de la Vie, de ce sens qui m’échappe. Retrouverai-je l’Amour, me trouverais-je un jour, ah ! ah ? Chercher sans savoir ce que je vais trouver. Ma foi, allons-y. Rien à perdre !

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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