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Témoignage sida : Le marché aux putes Ex equo, avril 99

 



Ce soir-là donc, je m’étais amusé à quitter mes oripeaux. Au Marché aux Putes dans le Bario Chino, j’ai troqué mon jeune corps contaminé, contre celui, idéal, sain comme on dit, c’est-à-dire exempt de tous virus et perversions, d’un jeune et beau petit con, bien fait, parfait qui ne pense pas trop ou tout du moins pense à des choses futiles de l’existence et, je n’insisterais jamais assez, sain, donc séronégatif. Au Marché aux Putes je l’avais eu en soldes, pour le prix de trois âmes de secondes mains. Pas cher ainsi que disent les Arabes. Dans le magasin, cela n’avait pas pris de temps : j’en avais quelques-unes sur moi dans mon porte-monnaie qui servait également à transporter les âmes peu encombrantes, celles avec un petit a, celles des hommes qui couchés à mes côtés s’étaient donnés et que j’avais souillés, arrachant leur âme d’un geste brusque et sec qu’accompagnait toujours un léger craquement comme celui qu’émettait le cou tordu d’un lapin ou bien d’un petit chat. Dans la cabine d’essayage du Marché aux Putes, quand j’ai échangé mon corps infecté contre celui de l’autre avec un petit a, j’ai vite compris pourquoi il était tant économique : il était désespérément normal, hétérosexuel, sain, vide et frigide : une façade standard, commune et usuelle. Oui, ce corps ne pensait vraiment pas à grand-chose d’intéressant ou alors à des choses extrêmement futiles de l’existence. Mais ce n’était pas important, je ne comptais pas le garder longtemps, je ne l’avais pas pris pour réfléchir mais, au contraire, pour m’amuser un peu, voir beaucoup. Et le contaminer. Après tout, être condamné à mourir, c’est être condamné à vivre, donc à jouir. Je n’avais absolument plus rien à perdre de ma belle errance.

Je m’étais servi à bon escient de cette apparence de commutation, je l’avais usée, souillée, crassée. Je ressentais du plaisir, un certain plaisir tout du moins, la satisfaction de ces petites choses futiles de l’existence comme celle de prendre son café con leche le matin sans regarder bizarrement sa tasse de café parce qu’elle n’est pas séropositive et que moi si justement je l’étais ; le goût d’un café sans l’amertume de ma séropositivité, l’euphorie de l’esprit. Pourtant, après mon hécatombe virale, je ne pensai plus pouvoir ressentir une quelconque satisfaction, je vivais, anesthésié. J’étais donc content des fruits de cette silhouette sans âme de commutation. J’avais même fais l’amour à quelques femmes pour tenter de me guérir de cette putain d’homosexualité, devenir normal et facile à porter. Mais non, c’était plus fort que moi, j’étais un sale pédé et je le resterai. Et tant mieux. Il faudrait bien que je m’assume un jour totalement, ne plus me cacher ma vérité, que j’accepte de devenir moi.

Les corps sont défoncés, l’anus éclaté, seul ce qui reste, c’est un peu de Sang contaminé, coulé du fion, de foutre à matelas. L’essence du Désir comme on dit l’essence d’un parfum. Aux suivants !

Ne jamais s’arrêter, toujours se consumer pour ne pas m’éteindre et mourir. Di-Vaguer. Car je sais bien que cette mise en abîme de mon être portera un jour ses fruits. Enfin, un jour peut-être. J’avais alors traqué, débusqué des regards, rabattu des traces humaines, des petits cris, des gloussements de l’être, des hoquets du Grand Tout. J’avais rencontré des chausses trappes, des trous béants dans lesquels je m’immergeais, des escarres vivantes où je plongeais les mains, écartant les entrailles, fouillant les intestins de tout mon avant-bras. Je ne m’y appesantissais pas. Cela n’aurait servi à rien. De toute façon, je ne pouvais pas, plus aucun corps ne me retenait maintenant. J’étais las de tout et de moi, fatigué de la Vie.

Alors, je continuais imperturbable, ma quête phallique du Saint Graal. Avec le corps loué de ce jeune et beau petit con, bien fait, parfait, séronégatif, j’avais joué à ce que je n’étais. Même si je m’abusai. Car je sentais bien, au plus profond de moi, que cette soif immodérée de découverte, de Sexe et de belle décadence n’était pas qu’un leurre mais qu’à travers elle, à travers elle en grande partie et les autres hommes que je rencontrerais, je me reconstruirai, je m’érigerai. L’érection de l’être. Enfin peut-être !

Et la mort-VIH ne faisait pas encore de ravage en moi. Physiquement tout du moins. Mais je sentais déjà le Virus ronger ma conscience de même que le chien ronge son os et en suce la substantifique moelle, cette âme, la vraie, l’originale : mon âme. Je survivais. Je savais dès le début qu’un jour je mettrais fin à tout cela, à cette Vie-là, pour en recommencer une autre, une toute nouvelle Vie, belle et fraîche. Pour rien, tout arrêter, ne plus penser, partir à jamais, passer à autre chose. Passer à une autre Vie, comme un autre roman.

Donc, dès le lendemain, je suis retourné au magasin du Marché aux Putes du Bario Chino pour rendre ce corps de commutation loué trois âmes de secondes mains que, comme disait l’Arabe, j’avais eu pas cher. Je préférai encore le mien, ce corps infecté semblable aux déchets, même séropositif. Il était habité au moins. Je me supportai encore, c’était déjà ça. Mais il faudrait peut-être un jour que j’apprenne vraiment à m’Aimer, plutôt qu’à me détester ou me supporter. Je ne savais pas encore Aimer les autres ni m’Aimer. Le saurais-je un jour ?

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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