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Témoignage sida : Seropo ergo sum Gai pied Hebdo, septembre 1992- Liberation 18/03/9

 



Prolégomènes. Séropositif, au petit-déjeuner, cette tasse remplie de café me paraît beaucoup plus lourde que d’habitude, plus compacte et consistante que lorsque j’étais séronégatif. Une tasse pâteuse, collante et moite, Inébranlable. Si dense qu’elle pourrait presque devenir insupportable, oui-oui, je vois bien qu’elle me regarde cette tasse, qu’elle me nargue, toute fière d’être séronégative et hétérosexuelle. Elle me renvoie à mon être, à la mort ; elle m’insulte cette vilaine sartrienne. Elle n’est pas séropositive, elle ! Elle ne se pose pas de questions, elle ne se demande pas combien de temps il lui reste à vivre, à ne pas se fêler ni se briser, à se dépatouiller du réel et assumer sa différence, s’ébrécher et perdre ses couleurs dans la machine à laver. De la facile situation d’être des ustensiles de cuisine… C’est à en devenir fou de jalousie. Me voilà donc plongé dans le Grand Tout des questions du sens de la Vie. Décidément, la séropositivité, c’est un sacré drôle de rêve.

Oui, pourquoi ne suis-je pas une tasse à café idiote, hétérosexuelle et séronégative dont la seule raison d’exister est de recevoir du café ? On me caresserait des mains, m’étreindrait. On me remplirait de chauds liquides. Des lèvres baveuses me lécheraient, m’embrasseraient, me baiseraient et je serais là, soumise et radieuse ; en moi, on plongerait avidement une langue lubrique et habile. Une tasse sans problème existentiel, bête comme une tasse à café. C’est vraiment révoltant d’être un homosexuel séropositif plutôt qu’une tasse qui passe sa Vie de tasse à se faire lécher, tasse séronégative qui plus est. Pourquoi suis-je un homo séropo plutôt qu’une tasse ? Bon, c’est décidé, je me réincarnerai en tasse à café straight, voilà c’est fait, Turlututu chapeau pointu, une tasse à café bien débile et servile, hétérosexuelle, obéissante et lascive, sans problèmes pataphysiques. Mais comme je serai à n’en pas douter une tasse à café très-très cochonne, oui-oui, délurée et légèrement hystérique, voir complètement folle, perverse et homosexuelle, ne pensant qu’au Sexe donc, baisant avec les bons gros bols de la cuisine, deviendrai-je séropositive. Car bien sûr, comment mettre un préservatif à un bol ou à une tasse ?

Et même, dans la cuisine où j’habite maintenant, je me rappelle de tous ces affreux drames du Sida qui ont déchiré notre gastronomique quotidien. Tenez par exemple, la percolatrice à café hémophile, chrétienne intégriste, membre d’honneur de nombreuses associations catholique, qui disait la messe en latin le dimanche pour tous les gros brocs réactionnaires et chantait telle une casserole. Elle était mariée et fidèle depuis vingt ans à la grosse, borgne et bruyante machine à laver la vaisselle et mère de trois essoreuses à salade et d’une sorbetière qui servait en fait au yogourt. Et bien, la percolatrice à café hémophile est morte l’année dernière d’une diarrhée fulgurante. C’était dégouttant : il y avait du marc partout sur le lino à petit pois rouge de la cuisine. Le balai a dû passer l’horrible serpillière pendant plus de deux heures et se mouiller les poils à balai pour nettoyer tout le marc de café.

Et ma copine petite cuillère en argent, toxicomane, la plus noceuse et drôle de la bande des ustensiles qui découchait du tiroir à couverts et baisait avec le costaud couteau à gigot, (je me le ferais bien d’ailleurs celui là : une tasse et un couteau à gigot cela formerait un beau couple). Et bien, la petite cuillère en argent, héroïnomane, en phase terminale, les veines éclatées et dures comme de l’inox, couverte de Kaposi, a préféré se suicider d’une overdose de brune. On l’a retrouvé gisante au fond de l’évier : c’était atroce !

Le pire, c’est toutes les assiettes plates et à soupe de l’étagère du haut, celle à gauche de l’évier, au-dessus de la poubelle. Elles sont idiotes, multipartenaires, hétérosexuelles, conformistes et partouzent en pile sans capote. Cela ferait un bon polar : Hécatombe dans les placards, la vraie histoire du génocide viral.

Ou alors, chacun son Karma d’ustensiles de cuisine, je me réincarnerai en machine à laver béante, oui-oui c’est cela, Turlututu chapeau pointu : je me sursummerais en orifice hygiénique, trou à linge, folle du tambour à tourner, tourner et tournoyer encore et battre du hublot. J’y laverai ma pauvre âme défaite et souillée pour surtout, ne plus penser, ne plus être, devenir une bête, une chose idiote et sans âme, pour enfin me reposer. Que plus personne ne me regarde telle une chose étrange et décalée, un marginal violent et fou parait-il, avec des piercings et des tatouages partout-partout ; que je devienne enfin un simple objet tout bonnement désirable, hétérosexuel, standard, normal, oui-oui, un garçon usuel, banal et beau, donc susceptiblement bête, sans état d’âme, quelqu’un d’ordinaire, discret, courant et attractif. Devenir un truc qui ne fasse pas peur, qui ne dérange pas, qui attire amoureusement et sexuellement et qui ne repousse pas par son outrancière différence. Oui, je veux ne plus penser et ne plus être, ne plus me poser d’infernales questions sur cette chienne de Vie, je veux vivre comme un légume, oui-oui, un concombre protubérant et phallique, végéter comme une pure immédiateté de l’être. Quel délice. Parce que cette primauté de la pensée sur l’immédiateté du corps, ce je pense donc je suis cartésien, qui pose la pensée et l’être comme première certitude absolue, et par là, fonde le Sujet, ne m’avance pas tant que cela. Au contraire, le je pense donc je suis complique en fait le problème. Enfin, il le nomme, c’est déjà ça : c’est justement parce que je pense que je souffre d’exister. Cogito Ergo Sum. Je pense et alors ? À quoi me sert la pensée si ce n’est que pour souffrir de cette Vie cruelle et mourir ? L’être, et alors ? Non, je ne veux plus penser, ne plus être, je veux devenir une chose idiote et sans âme qui ne se pose plus de questions, me transcender en légumineuse capitaliste qui ne pense qu’à avoir et non à être, une quelconque cucurbitacée bonne pour la partie basse du frigidaire. Déjà, j’imagine, je ne pense plus et ne suis plus rien, moi qui n’ai jamais existé puisque je suis maintenant une plante comestible verte et phallique dans le bac à légume.

Alors, je mettrai mon âme dans cette machine à laver, essoreuse et séchante, parfaite, multiprogrammable et intelligente, c’est-à-dire qui reconnaît d’elle-même la nature des textiles que l’on y plonge. J’y plongerai cette âme qui pense trop comme un quelconque textile anonyme pour tester cette nouvelle machine à laver, si futée parait-il, puis préprogrammerai d’office l’option tache tenace avec prélavage pour laver cette âme qui pense trop, qui ne pense qu’au Sexe et à la mort, la passerais à l’eau de javel pour la blanchir, la purifier de toutes ses crasses et souillures, la ferai bouillir à grandes eaux et l’essorerai à 800 tours minutes. En fin de cycle, épuisé, délavé mais pur, je me serai transfiguré en une âme d’animal, insensée et purement sexuelle, enfin libre et exorcisée de son tourment, je me serai réformé en une âme trou, une conscience queue, une psyché Sexe qui existe uniquement parce qu’elle bande. Une âme néant. Libido Ergo Sum. Je désire donc je suis. Je bande donc je suis. Une âme qui quête, une essence qui roule à sa perte, un être à la mort.

Le Sida, c’est notre Titanic à nous les folles, les pédés, les toxicos et marginaux de tout poil. Donc, le Virus c’est le Titanic des folles, et puis aussi, maintenant, les gens normaux, les hétéros… Notre paquebot viral suite à une rencontre malencontreuse s’est déchiré la coque comme on le dit de l’anus, le Sang de la mer pénètre les coursives, inonde la salle des machines et stoppe les moteurs. L’ampoule rectale explose et le Sang de la mer se mélange à celui du rectum. Les deux fluides mélangés remontent galeries et intestins. Le paquebot viral sombre lentement. Tel un pénis aqueux il se dresse maintenant fièrement dans le ciel comme pour sodomiser le firmament, puis coule après l’orgasme. Du fin fond de l’océan, on s’asphyxie doucement mais sûrement, le Sang de la mer pénètre au plus profond de nos poumons et noie une à une chacune des alvéoles, nous noie du dedans. Un continent disparaît, une race s’éteint, dinosaures invertis, inverses, pervers. Seuls nos mots et nos œuvres subsisteront, insubmersibles, imputrescibles. Nous sommes dans le vide glissant, humide et moite de l’océan, l’eau rentre dans nos chairs de même que le Sexe froid d’un mort tout frais pendu, la mer nous glace, nous congèle, on ne voit pas encore le fond, peut-être n’y a-t-il d’ailleurs pas de fond pour nous les folles contaminées, on sent tout de même qu’il se rapproche, peut-être l’imagine-t-on. La fin est imminente. Certains s’en tireront et tant mieux : il faut perpétuer l’espèce. D’autres seront blessés à Vie d’avoir survécu. Plusieurs sont déjà Morts, enfoncés, engloutis si profondément dans le vide de l’océan que même le souvenir de leur expérience a disparu. Notre vie s’écrit sur du sable. Nous perdons notre mémoire, l’histoire ne s’écrit plus. Pas d’histoire, pas d’existence.

Souvent, mon homosexuelle séropositivité me pèse. C’est terriblement plus lourd qu’une tasse à café ou même une machine à laver. Une guerre intérieure qui me dépasse, luttant contre je ne sais quel mal. J’ai beau savoir que la Vie est une maladie sexuellement transmissible, mortelle, et aussi risquée que le Sida, rien n’y fait. Etre séropo ou malade du sida conduit à se poser de sacrées questions, sur le sens de la Vie et de la mort, et patati et patata ! Questions lourdes de conséquences. Oui, quelle signification donner à ma Vie alors que l’échéance se rapproche et me rattrape, marée de pleine lune ? Je me métamorphose alors en fœtus de vieillard. Je me transfigure en momie de nouveau-né.

Qu’est-ce que cela signifie, Vivre avec le VIH ? En fait, la séropositivité devient une dimension de soi à part entière. Une définition de son être au monde comme dirait l’autre. Je suis un être qui pense, qui ressent, qui Désir, qui est homosexuel, qui bande et jouit, qui est séropo. Seropo Ergo Sum. Alors, il ne faut surtout pas oublier de vivre et d’en jouir, oui, désirer et jouir. Désirer pour être, jouir et bander pour exister. Se donner du temps pour cela, ne pas perdre de temps, ne plus en perdre avant tout. Vivre, jouir et jouir encore, découvrir par le Sexe et le Désir, quitte à tomber dans l’excès. Me délecter et me repaître. Alors, j’ai envie de vivre, de partir, de crier, de devenir fou. Par les temps qui courent, la sagesse n’est même plus un leurre, c’est un oubli, une perte de soi.

Aujourd’hui, comme toujours et bien avant le Virus, mon énergie est celle du désespoir. Je suis désespérément libre et fier de l’être. Oui, ce non-sens du monde, ce vide de sens, me donne envie de le combler. Comme un adolescent, je ne peux pas accepter cette difficulté de vivre : des rapports humains, de l’Amour, de la dépendance à l’argent, de cette existence qui va à la mort et qu’il faut pourtant accepter. Quel sens donner à sa Vie lorsqu’on est séropo ? Mais aussi, quel sens donner à sa Vie lorsqu’on est séronégatif ? Comment bien vivre mon homosexualité ? Comment construire au mieux ma vie sans étouffer mes espoirs ? Comment bien vivre une minute, une heure, une journée, un mois, une année, une décennie ? Comment être acteur de son propre destin ? Tant de questions auxquelles l’écho ne répond. Pond ! Pond ! Ohé ! Ohé ! Je suis l’écho de mon propre néant. Et ce vide de la Vie existait bien avant le Virus. L’arrivée de ce pathos n’a fait qu’exacerber ce néant et le rendre vertigineux.

Voici donc le récit de mes tumultueuses péripéties : les aventures du petit BerlinTintin, mon initiation et ma découverte de la sexualité à onze ans. Puis, à dix-huit ans, la rencontre avec un virus, à une époque où ce pathos n’était rien d’autre qu’une maladie mortelle, ni plus ni moins, une épidémie comme tant d’autres jadis, un Virus quelconque tel un prétexte littéraire, romantique. Je me donne dix années à vivre, c’est déjà ça dix ans. 1989-1999. Je veux donc faire de cette décennie un Road movie X-trème et déjanté, un roman naïf sans queue ni tête, une belle errance solitaire. Pour surtout ne jamais rien regretter, ne pas arriver à la fin de ma Vie, comme à la fin d’un roman, en me disant zut, je n’ai pas fait ci, zut, je n’ai pas fait ça et patati et patata ! Voilà donc le voyage intérieur du gamin BerlinTintin, un carnet de bordel, l’œuvre d’une jeunesse fougueuse et amorale : une décennie de bourlingue, d’initiation panthéiste, de quête de l’Amour, de questionnement et de Désir, d’érections et de Sexes, traversée par la rage de vivre, l’énergie du désespoir et cette présence de la mort, en creux. Une décade de rencontres furtives et passionnelles, de rires et de larmes, de souffrances et d’extases. Partir à ma recherche quitte à ne pas me trouver. Que la fête commence.

Copyright Erik Remes, Je bande donc je suis, Edition Blanche-Balland

 

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