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Rencontre avec les écoutants de Sida info service Par Erik Remes
«Nous devons faire le deuil de chaque appel»
Rencontre avec les écoutants de Sida info service qui sont au bout
du fil 19 à 26 heures par semaine.
Déjà quatre ans de fonctionnement pour Sida info service (SIS).
Florence, Monique, Maxime et Pierre sont presque des pionniers du service,
eux qui depuis plus de trois ans sont écoutants. Des «écoutants
de longue date» pourrait-on dire, comme on dit «survivant de longue
date» pour les personnes vivant depuis longtemps avec le virus.
Dans la salle d'écoute, studieuse, ils sont six en permanence à
répondre aux appels. Des tranches de travail de quatre heures (huit
heures la nuit), entrecoupées de pauses, à raison de dix-neuf
ou vingt-six heures d'écoute par semaine, dont six de formation.
Des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes, des gays et des
hétéros, des mères de famille. Entre eux, une grande
complicité et, souvent, de l'amitié. Des répondants
aux origines sociales et aux parcours professionnels variés: enseignants,
médecins, artistes, journalistes, psychologues. Ils sont embarqués
dans une lutte contre le sida qui devient parfois «dévoratrice
de soi», comme le dit Pierre, qui en plaisante: «Je ne sais pas
si c'est le sida qui aura ma peau mais la lutte contre le sida, certainement...»
Quatre ans passés à réfléchir sur leur engagement
pour transformer l'expérience immédiate de chacun en savoir
transmissible, chaque appel faisant l'objet d'un traitement statistique.
Des statistiques qui ont dessiné au fil des mois le profil des appelants:
60% de jeunes adultes de 20 à 40 ans, 61,5% d'hommes, 75% d'hétérosexuels
pour 12,8% d'homosexuels, seulement 10% de gens contaminés et 1,5%
de toxicomanes. La volonté des écoutants ne faiblit pas, comme
en témoigne leur faible turn over. «Malgré le peu de
reconnaissance sociale, le peu de visibilité de ce travail et la
modestie des salaires, le service rendu porte en lui-même sa gratification»,
estime Monique, 38 ans, ancienne infirmière. Un désir de «s'investir
complètement» qu'expliquent de nombreuses raisons: le militantisme,
l'engagement humanitaire, la perte d'un proche, la volonté d'aider
sa communauté, sa propre séropositivité éventuellement...
Et la crise de l'emploi n'explique pas tout puisque certains ont abandonné
un job plus rémunérateur ou l'ont transformé en temps
partiel. Les écoutants font un métier qui «n'existe pas»,
selon l'expression de Florence, une profession répertoriée
dans aucune grille de l'Insee. Un travail sans nom et sans visage où
règne l'anonymat de l'exercice confidentiel de l'écoute. Le
«lien» entre l'appelant et l'écoutant ne dure que le temps
de la rencontre téléphonique. Dix minutes dans 65% des cas,
jusqu'à plus d'une heure parfois...
Les techniques «d'écoute active» où l'on apprend
à ne pas s'impliquer, à reformuler, à donner des pistes,
à ne pas juger ni culpabiliser, les aident à tenir le coup.
Une attitude de retenue quasi défensive vis-à-vis de leurs
propres émotions. Pour Pierre qui en est à ses 10.000 appels,
«il s'agit de prendre une distance quand les gens nous parlent de leur
sexualité et de leurs problèmes intimes pour ne pas trop en
prendre dans la gueule». Les écoutants sont étonnés,
agacés parfois, devant des personnes qui téléphonent
de façon répétée pour poser les mêmes
questions. Y compris sur des thèmes qui semblent pourtant avoir été
rabâchés dans les médias, sur les règles du sexe
sans risque notamment. Des demandes qui concernent avant tout l'information
médicale (77% des appels) mais aussi le soutien psychologique (21%).
Les écoutants nomment les «mots du sexe» d'une façon
«toute naturelle», eux pour qui «toutes les sexualités
sont justes». «Nous parlons simplement des sexualités en
termes de risque, sans jugement de valeur.»
Pas de lassitude puisque «chaque appel est une rencontre avec une situation
particulière», celle d'un proche, d'un malade, d'un amant ou
d'une mère dont le fils est contaminé. Après trois
ans d'écoute, Maxime, Monique et les autres savent très bien
qu'ils «ne vont pas changer le monde» mais plutôt aider
à «créer des liens», à se battre, à
lutter contre le désespoir, l'exclusion et l'auto-exclusion. «Quand
on commence à être écoutant, on est beaucoup dans la
réassurance, précise Florence. Aujourd'hui, je donne moins
d'informations, je cible plus et je m'autorise à dire que je ne sais
pas. Il faut admettre la frustration dès le départ. Lorsque
l'appel est raccroché, on ne peut plus rien. Il faut faire le deuil
de chaque appel.» Parfois les écoutants n'ont pas de solutions
à proposer. Que dire à une assistante sociale ou à
un médecin qui a épuisé toutes les solutions possibles
d'hébergement et dont le patient sortira demain de l'hôpital?
La frustration également de ne pouvoir répondre qu'à
un appel sur cinq en temps normal car il y a trop de demandes. Problèmes
d'exclusion, d'argent, d'expulsion des étrangers malades... «Nous
sommes démunis et frustrés, s'emporte Maxime. Nous pouvons
parfois apporter une réponse individuelle à un problème
d'exclusion, mais nous savons que la seule réponse valable est politique.»
Souvent les répondants sont perçus par leur entourage comme
des «experts» du sida. Pas facile pour eux de partager «les
subtilités» de leur travail. Bien des fois ils préfèrent
ne même pas l'évoquer. «Une fois raccroché, on
ne peut pas traduire l'émotion d'une rencontre téléphonique.
Nous vivons dans un monde à part, dit Pierre. Pour nous le sida,
ça va de soi, on vit avec sa réalité sans faire de
distinction entre séropo et séronégatifs. Mais une
fois dehors, on a du mal à faire comprendre ce qu'on vit. Soit notre
travail est survalorisé et on nous dit: "C'est formidable ce
que vous faites." Soit les gens ne veulent pas en entendre parler parce
que ça leur fait peur.»
Certains écoutants sont séropositifs ou malades. Et le SIS
paye un lourd tribut d'employés décédés. Mais
pour Henri, séropositif, «c'est un soutien de travailler ici.
Comme pour le fait d'être gay, ici on est plus tolérant, plus
ouvert». Il y a beaucoup d'émotions, trop parfois, quand il
faut presque retenir ses larmes. De la colère également, lorsqu'on
entend qu'un enfant séropositif est rejeté de son école.
Mais aussi de franches rigolades. Quand des gamins téléphonent
en pouffant de rire ou encore quand un homme se plaint d'avoir le gland
rouge alors qu'il se lave le sexe à l'eau de Javel....
Libé le 04/04/95
·TI·§Engagés pour écouter la détresse
humaine
Répondre aux appels sur la drogue, le sida ou la violence est un
métier.
·AU·§REMES Erik
·DE·§téléphone§information§bénévolat§drogue§sida§violence
·TX·§Enfance, drogue, sida, violence conjugale, santé
des jeunes, etc. A chaque problématique répond aujourd'hui
une ligne téléphonique nationale d'information. Les années
1990 ont vu apparaître et se développer spectaculairement ces
services financés par les pouvoirs publics, créés par
une loi ou par une convention avec des associations.
Leur mission: aider et soutenir en offrant un espace de parole anonyme aux
personnes concernées et à leurs proches (mis à part
Allo enfance maltraitée qui se doit de transmettre immédiatement
aux présidents des conseils généraux les informations
sur les mineurs présumés maltraités...); transmettre
des informations et mettre en place des réseaux nationaux et régionaux;
enfin, être un observatoire privilégié de ces phénomènes.
Autrefois restreint à la sphère du bénévolat,
le rôle «d'écoutant» devient un véritable
métier. Un job récent toutefois, baptisé selon les
cas «chargé d'accueil», «conseiller» ou encore
«écoutant-répondant» faute de définition
précise ou de convention collective. Une discipline sans enseignement
spécifique mais aux formations internes et permanentes.
La France compte quatre principaux services d'aides téléphoniques:
Allo enfance maltraitée, Violence conjugale-femmes info service,
Sida info service et Drogue info service. Auxquels il faut ajouter le plus
récent Fil santé jeune mis en place à la suite de la
consultation gouvernementale des jeunes (Libération du 20 mars 1995)
et bientôt un service spécialisé sur la maltraitance
aux personnes âgées.
Excepté Femmes info service, qui est une petite structure mise en
place en juin 1992 et qui ne compte que sept écoutants, les autres
services sont de véritables «mastodontes» du soutien téléphonique.
Pour ces quatre lignes, depuis 1990, ce sont plus de 3,5 millions d'appels
qui ont été reçus par 250 salariés répondant
en moyenne à plus de 2.500 appels par jour. Avec des budgets conséquents:
12 millions de francs pour Allo enfance maltraitée; 1,5 pour Femmes
info service; 14 pour Drogue info service et 42 pour Sida info service.
Soit près de 70 millions annuels pris en charge en grande partie
par les ministères et collectivités locales concernés.
Des budgets toutefois insuffisants puisque, vu le «faible» nombre
d'écoutants, il ne peut être répondu à tous les
appels. Ainsi Sida info service répond-il en période calme
à un appel sur cinq.
Erik Rémès
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