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Rencontre avec les écoutants de Sida info service Eric Remes, liberation 1996

 



Rencontre avec les écoutants de Sida info service Par Erik Remes «Nous devons faire le deuil de chaque appel» Rencontre avec les écoutants de Sida info service qui sont au bout du fil 19 à 26 heures par semaine. Déjà quatre ans de fonctionnement pour Sida info service (SIS). Florence, Monique, Maxime et Pierre sont presque des pionniers du service, eux qui depuis plus de trois ans sont écoutants. Des «écoutants de longue date» pourrait-on dire, comme on dit «survivant de longue date» pour les personnes vivant depuis longtemps avec le virus.
Dans la salle d'écoute, studieuse, ils sont six en permanence à répondre aux appels. Des tranches de travail de quatre heures (huit heures la nuit), entrecoupées de pauses, à raison de dix-neuf ou vingt-six heures d'écoute par semaine, dont six de formation. Des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes, des gays et des hétéros, des mères de famille. Entre eux, une grande complicité et, souvent, de l'amitié. Des répondants aux origines sociales et aux parcours professionnels variés: enseignants, médecins, artistes, journalistes, psychologues. Ils sont embarqués dans une lutte contre le sida qui devient parfois «dévoratrice de soi», comme le dit Pierre, qui en plaisante: «Je ne sais pas si c'est le sida qui aura ma peau mais la lutte contre le sida, certainement...»
Quatre ans passés à réfléchir sur leur engagement pour transformer l'expérience immédiate de chacun en savoir transmissible, chaque appel faisant l'objet d'un traitement statistique. Des statistiques qui ont dessiné au fil des mois le profil des appelants: 60% de jeunes adultes de 20 à 40 ans, 61,5% d'hommes, 75% d'hétérosexuels pour 12,8% d'homosexuels, seulement 10% de gens contaminés et 1,5% de toxicomanes. La volonté des écoutants ne faiblit pas, comme en témoigne leur faible turn over. «Malgré le peu de reconnaissance sociale, le peu de visibilité de ce travail et la modestie des salaires, le service rendu porte en lui-même sa gratification», estime Monique, 38 ans, ancienne infirmière. Un désir de «s'investir complètement» qu'expliquent de nombreuses raisons: le militantisme, l'engagement humanitaire, la perte d'un proche, la volonté d'aider sa communauté, sa propre séropositivité éventuellement... Et la crise de l'emploi n'explique pas tout puisque certains ont abandonné un job plus rémunérateur ou l'ont transformé en temps partiel. Les écoutants font un métier qui «n'existe pas», selon l'expression de Florence, une profession répertoriée dans aucune grille de l'Insee. Un travail sans nom et sans visage où règne l'anonymat de l'exercice confidentiel de l'écoute. Le «lien» entre l'appelant et l'écoutant ne dure que le temps de la rencontre téléphonique. Dix minutes dans 65% des cas, jusqu'à plus d'une heure parfois...
Les techniques «d'écoute active» où l'on apprend à ne pas s'impliquer, à reformuler, à donner des pistes, à ne pas juger ni culpabiliser, les aident à tenir le coup. Une attitude de retenue quasi défensive vis-à-vis de leurs propres émotions. Pour Pierre qui en est à ses 10.000 appels, «il s'agit de prendre une distance quand les gens nous parlent de leur sexualité et de leurs problèmes intimes pour ne pas trop en prendre dans la gueule». Les écoutants sont étonnés, agacés parfois, devant des personnes qui téléphonent de façon répétée pour poser les mêmes questions. Y compris sur des thèmes qui semblent pourtant avoir été rabâchés dans les médias, sur les règles du sexe sans risque notamment. Des demandes qui concernent avant tout l'information médicale (77% des appels) mais aussi le soutien psychologique (21%). Les écoutants nomment les «mots du sexe» d'une façon «toute naturelle», eux pour qui «toutes les sexualités sont justes». «Nous parlons simplement des sexualités en termes de risque, sans jugement de valeur.»
Pas de lassitude puisque «chaque appel est une rencontre avec une situation particulière», celle d'un proche, d'un malade, d'un amant ou d'une mère dont le fils est contaminé. Après trois ans d'écoute, Maxime, Monique et les autres savent très bien qu'ils «ne vont pas changer le monde» mais plutôt aider à «créer des liens», à se battre, à lutter contre le désespoir, l'exclusion et l'auto-exclusion. «Quand on commence à être écoutant, on est beaucoup dans la réassurance, précise Florence. Aujourd'hui, je donne moins d'informations, je cible plus et je m'autorise à dire que je ne sais pas. Il faut admettre la frustration dès le départ. Lorsque l'appel est raccroché, on ne peut plus rien. Il faut faire le deuil de chaque appel.» Parfois les écoutants n'ont pas de solutions à proposer. Que dire à une assistante sociale ou à un médecin qui a épuisé toutes les solutions possibles d'hébergement et dont le patient sortira demain de l'hôpital? La frustration également de ne pouvoir répondre qu'à un appel sur cinq en temps normal car il y a trop de demandes. Problèmes d'exclusion, d'argent, d'expulsion des étrangers malades... «Nous sommes démunis et frustrés, s'emporte Maxime. Nous pouvons parfois apporter une réponse individuelle à un problème d'exclusion, mais nous savons que la seule réponse valable est politique.»
Souvent les répondants sont perçus par leur entourage comme des «experts» du sida. Pas facile pour eux de partager «les subtilités» de leur travail. Bien des fois ils préfèrent ne même pas l'évoquer. «Une fois raccroché, on ne peut pas traduire l'émotion d'une rencontre téléphonique. Nous vivons dans un monde à part, dit Pierre. Pour nous le sida, ça va de soi, on vit avec sa réalité sans faire de distinction entre séropo et séronégatifs. Mais une fois dehors, on a du mal à faire comprendre ce qu'on vit. Soit notre travail est survalorisé et on nous dit: "C'est formidable ce que vous faites." Soit les gens ne veulent pas en entendre parler parce que ça leur fait peur.»
Certains écoutants sont séropositifs ou malades. Et le SIS paye un lourd tribut d'employés décédés. Mais pour Henri, séropositif, «c'est un soutien de travailler ici. Comme pour le fait d'être gay, ici on est plus tolérant, plus ouvert». Il y a beaucoup d'émotions, trop parfois, quand il faut presque retenir ses larmes. De la colère également, lorsqu'on entend qu'un enfant séropositif est rejeté de son école. Mais aussi de franches rigolades. Quand des gamins téléphonent en pouffant de rire ou encore quand un homme se plaint d'avoir le gland rouge alors qu'il se lave le sexe à l'eau de Javel....
Libé le 04/04/95
·TI·§Engagés pour écouter la détresse humaine
Répondre aux appels sur la drogue, le sida ou la violence est un métier.
·AU·§REMES Erik
·DE·§téléphone§information§bénévolat§drogue§sida§violence
·TX·§Enfance, drogue, sida, violence conjugale, santé des jeunes, etc. A chaque problématique répond aujourd'hui une ligne téléphonique nationale d'information. Les années 1990 ont vu apparaître et se développer spectaculairement ces services financés par les pouvoirs publics, créés par une loi ou par une convention avec des associations.
Leur mission: aider et soutenir en offrant un espace de parole anonyme aux personnes concernées et à leurs proches (mis à part Allo enfance maltraitée qui se doit de transmettre immédiatement aux présidents des conseils généraux les informations sur les mineurs présumés maltraités...); transmettre des informations et mettre en place des réseaux nationaux et régionaux; enfin, être un observatoire privilégié de ces phénomènes.
Autrefois restreint à la sphère du bénévolat, le rôle «d'écoutant» devient un véritable métier. Un job récent toutefois, baptisé selon les cas «chargé d'accueil», «conseiller» ou encore «écoutant-répondant» faute de définition précise ou de convention collective. Une discipline sans enseignement spécifique mais aux formations internes et permanentes.
La France compte quatre principaux services d'aides téléphoniques: Allo enfance maltraitée, Violence conjugale-femmes info service, Sida info service et Drogue info service. Auxquels il faut ajouter le plus récent Fil santé jeune mis en place à la suite de la consultation gouvernementale des jeunes (Libération du 20 mars 1995) et bientôt un service spécialisé sur la maltraitance aux personnes âgées.
Excepté Femmes info service, qui est une petite structure mise en place en juin 1992 et qui ne compte que sept écoutants, les autres services sont de véritables «mastodontes» du soutien téléphonique. Pour ces quatre lignes, depuis 1990, ce sont plus de 3,5 millions d'appels qui ont été reçus par 250 salariés répondant en moyenne à plus de 2.500 appels par jour. Avec des budgets conséquents: 12 millions de francs pour Allo enfance maltraitée; 1,5 pour Femmes info service; 14 pour Drogue info service et 42 pour Sida info service. Soit près de 70 millions annuels pris en charge en grande partie par les ministères et collectivités locales concernés. Des budgets toutefois insuffisants puisque, vu le «faible» nombre d'écoutants, il ne peut être répondu à tous les appels. Ainsi Sida info service répond-il en période calme à un appel sur cinq. Erik Rémès

 

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