| ||||||||||||||
Le site de l'écrivain Gay | ||||||||||||||
Portrait d'une auxilaire de vide sida Eric Remes, liberation 25/08/95
|
||||||||||||||
|
Portrait d’une auxiliaire de vie par Eric Remes, liberation 1995 Mère, frangine ou mamie, pour l'amour de ses gars. Rencontre avec Marlène Ordonnaud, auxiliaire de vie à domicile pour les malades du sida. A 45 ans, cette ancienne ouvrière est salariée de l'association Vaincre le sida, VLS : depuis cinq ans, elle aide à domicile des malades dont elle est devenue la confidente. Marlène est un tout petit bout de femme d'une quarantaine d'années. Quelqu'un de gai, d'un peu rondouillard, une bonne vivante qui aime bien boire et manger. Un côté matrone italienne et pasta. «C'est ce qui fait mon succès avec mes mecs, assure-t-elle. Je suis leur trésor, leur chérie. On déconne de tout, on parle de cul, c'est parfois très cru et vraiment naturel. Dans l'ensemble, j'ai l'impression d'aller chez des copains pour leur rendre service.» «Ses mecs» sont les malades du sida dont elle s'occupe à domicile parce qu'ils sont seuls, fatigués, ou que la famille ne peut s'en occuper. A faire les courses, le repas, le ménage, le repassage et l'administratif. L'affectif, la complicité et la tendresse aussi. Marlène est auxiliaire de vie à plein temps de l'association Vaincre le sida. Depuis cinq ans, elle se compare à «un moteur d'appoint qui vient en dépannage pour que le moteur principal se repose». Elle insuffle un peu d'air, de la joie de vivre, des rires, de la chaleur humaine, de la lumière. «On est un peu tout pour les malades, leur confidente forcément, leur mère, leur frangine.» Voire leur «mamie», comme on la surnomme tendrement à VLS. Une «mamie» avec la gouaille de celle qui a longtemps roulé sa bosse, du côté d'Angoulême, où, dès l'âge de quatorze ans, elle vend des chaussures. Trime quelque temps à la chaîne, puis devient bonne à tout faire chez des particuliers. En 1971, enceinte, elle suit son mari dans la Loire, travaille dans des usines à couper des pieds de champignons ou à souder des conteneurs. Mais elle ne tient pas en place. Dix ans après, c'est le divorce, le départ pour Paris, où elle entre dans une clinique comme femme de service. Parce qu'elle en aura «plein les bottes des usines et des cliniques», Marlène suivra un stage d'auxiliaire de vie, au début pour personnes âgées. Sa directrice de stage lui propose un jour de travailler avec des malades du sida. «Le sida, je ne connaissais pas», explique-t-elle. D'ailleurs, elle n'avait jamais vu de malades du sida: «Cela représentait juste un mot et pas plus.» N'empêche: «Ça a fait tilt dans ma tête. Je n'avais pas d'a priori.» Marlène devient ainsi à 40 ans la première des 43 auxiliaires de vie salariés de l'association VLS. «C'est un nouveau métier qui s'invente. Auparavant, les auxiliaires s'occupaient uniquement de personnes âgées. Nous sommes des pionniers, pas des mercenaires d'une cause sans espoir, mais des défricheurs. Il nous faut transformer cette pratique en savoir, pour pouvoir la transmettre.» Depuis cinq ans à Paris, elle a rendez-vous quotidiennement avec quatre ou cinq malades. Jusqu'à quatorze nouveaux patients par mois, pour un salaire mensuel de 6.300 francs net, sans parler des heures supplémentaires gratuites: «C'est inadmissible d'être aussi peu payée, regrette Marlène, alors qu'une aide à domicile revient bien moins cher qu'une hospitalisation.» Mais VLS n'y est pour rien, les quelques subsides que verse la mairie de Paris ne suffisent pas. «C'est le système tout entier qui est à revoir», pense-t-elle. En cinq ans, Marlène a vu les choses évoluer: «Les malades sont de moins en moins isolés, les familles de plus en plus présentes, même s'il existe toujours des personnes désespérément seules.» Elle parle de la rencontre avec ses premiers malades, de sa crainte de «faire peur, juste avec le regard». De son adaptation à chaque nouvelle personnalité. Et surtout de sa première visite: «Jacques, un beau mec style mannequin, qui n'avait pas mangé depuis huit jours», et avec lequel s'instaure une profonde relation d'amitié. Elle évoque ainsi la pudeur des premiers contacts, la manière dont il cachait son corps amaigri. Puis l'intimité qui naît petit à petit. Elle suivra Jacques pendant plus d'un an. Jusqu'à sa mort. Mais Marlène n'en était pas à son premier deuil. Au début, ça la rendait malade. Maintenant, avec le recul, elle dit s'être blindée. Soulagée, presque contente que l'autre ne souffre plus, parce qu'au final «on est vraiment impuissant, on ne peut qu'adoucir les derniers moments». Aussi veut-elle se préserver, ne plus souffrir, pour donner le maximum d'elle-même. «Un jour, raconte-t-elle, un de mes gars avait tellement mal que je me suis surprise à vouloir l'étouffer avec un oreiller pour que ça aille plus vite.» Au bout de deux ans, elle craque, arrête tout parce qu'elle n'arrive plus à gérer sa vie personnelle: «J'en rêvais la nuit, j'avais peur de faire du mauvais boulot.» Elle devient manutentionnaire pendant un an dans une usine de ressorts de précision. Une simple pause, car, un beau jour, elle décide finalement de revenir à VLS. «Ses gars» lui manquent trop. Leur courage surtout, «celui des malades qui se battent pour survivre, leur ressource humaine toujours surprenante». Marlène évoque les larmes qui lui montent parfois aux yeux. Alors, elle sort une bêtise pour éviter de trop gros débordements. Ses malades sont parfois très difficiles, agressifs, presque méchants. Au point qu'une de ses collègues a dû être hospitalisée en psychiatrie. Alors Marlène ne se laisse pas marcher sur les pieds, elle les engueule, s'il le faut: «Il faut savoir dire: "Stop, je t'aime beaucoup, mais j'ai ma vie."» Ainsi, elle ne donne jamais son numéro privé, ne téléphone pas le week-end, fait de rares visites en cas d'hospitalisation et assiste rarement aux enterrements. «Ça reste quand même un travail.» Le soir, Marlène rentre chez elle en banlieue, après deux heures de transport. Elle y retrouve son petit-fils et sa fille de 23 ans, elle aussi auxiliaire de vie à VLS. Aujourd'hui, Marlène n'envisage pas de faire un autre travail. «Pour moi, VLS, c'est la fin de l'errance. J'ai fait un choix de vie. Je suis indépendante, je bouge, on rencontre plein de gens différents.» Et puis il y a les gros câlins, main dans la main pendant dix minutes, sans rien dire. «Peu de gens se rendent compte de la richesse de ce travail. Il y a énormément d'amour à donner et à recevoir. Personne ne m'a jamais autant aimée que "mes gars".» par Eric Remes, liberation 1995 Libé 25/08/95
|
|||||||||||||